Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1559

Louis Conard (Volume 7p. 274-276).

1559. À SA NIÈCE CAROLINE.
Concarneau, jeudi [21 octobre 1875].

La pluie tombe à seaux ! Décidément, Concarneau n’est pas l’Égypte. Voilà quinze jours que je suis très souvent obligé de garder le logis, à cause du mauvais temps. Nous n’avons pu faire qu’une promenade cette semaine. Hier, nous en avons essayé une en mer et nous avons été trempés. Cette mouillade, jointe à un mal de ventre, m’avait assombri et je suis resté pendant tout le reste de la journée couché sur mon lit et dans un piètre état nervoso-moral. Mais ce matin, après une nuit de neuf heures, me voilà retapé provisoirement ; car j’ai souvent des rechutes, pauvre loulou. C’est à cela que je m’aperçois de mon âge. L’énergie du fond me manque. N’importe ! Le séjour de Concarneau m’aura été bon ; et puis la société de G. Pouchet est très saine : tu n’imagines pas quel bon garçon ça fait ! S’il restait ici tout l’hiver, j’y resterais. Mais, lui parti, je n’aurais plus personne à qui causer. Or je redoute la solitude ; elle m’est bien funeste maintenant. Tu me reverras donc vers le 5 ou le 6 novembre ; je ne sais pas encore le jour fixe.

Pour me consoler de mon prochain départ, je me dis que j’ai besoin de quelques livres sur le moyen âge — ce qui est vrai, — et qu’il m’ennuie de ma pauvre fille, ce qui est encore plus vrai.

Je suis ravi que tu te plaises dans ton nouveau logement. Serai-je comme toi ? Tu ne me dis pas si l’on entend trop le bruit des voitures. Voilà ce que je redoute par-dessus tout ! Et j’ai peur de regretter le parc Monceau. Mais qu’est-ce que je ne regrette pas !

Je comprends le mal que Julie a eu à quitter Croisset ! Quand on devient vieux, les habitudes sont d’une tyrannie dont tu n’as pas l’idée, pauvre enfant. Tout ce qui s’en va, tout ce que l’on quitte a le caractère de l’irrévocable et on sent la mort marcher sur vous. Si à la ruine intérieure, que l’on sent très bien, des ruines du dehors s’ajoutent, on est tout simplement écrasé.

Malgré mes résolutions, Saint Julien n’avance pas vite. Dans mes moments de désœuvrement je lis quelques passages d’un Saint-Simon qu’on m’a prêté. Je relis pour la centième fois les contes de M. de Voltaire et puis le Siècle, le Temps, et le Phare de la Loire régulièrement. Ici, on est très radical et libre penseur (ce qui contrarie les idées reçues sur la Bretagne). Quand je dis « on est », j’entends parler de cinq ou six petits bourgeois qui viennent au café. Quels paresseux ! quelles existences ! Je finirai peut-être par les imiter. Ce serait peut-être ce qui serait le plus sage. Avec 6 000 livres de rentes, on peut vivre ici toute l’année, très bien ! Mais les aurai-je, ces 6 000 francs de rentes ?…

Ernest a-t-il été voir M. Guéneau de Mussy ? Et toi, es-tu retournée chez M. Blot[1] ? À quand le bon atelier consolateur ?

Je ne vois plus rien à te dire, pauvre loup. Je vais écrire quelques petites lettres, une entre autres à Mme Régnier, de Mantes, qui m’en a adressé une charmante et très cordiale, et une autre au bon Laporte. Je suivrai ton conseil. Je lui demanderai son avis relativement à la place ! Mais cette perspective me répugne bien ! Moi, qui suis né si fier, recevoir de l’argent du public, être commandé, avoir un maître ! Enfin nous verrons.

Je t’embrasse bien tendrement.

Ton pauvre vieux.


  1. Le Docteur Blot.