Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1556

Louis Conard (Volume 7p. 270-272).

1556. À SA NIÈCE CAROLINE.
Concarneau, jeudi, 2 heures [7 octobre 1875].
Mon pauvre Loulou,

Si je n’avais pas eu peur de t’ennuyer par la fréquence de mes épîtres, je t’aurais répondu tout de suite dimanche soir, pour te remercier du petit brin de clématite. Cette attention m’a été au cœur, et j’ai pleuré bien doucement en songeant à notre pauvre vieille. Tu ne pouvais pas imaginer quelque chose qui me fût plus agréable.

Tu me parais « sublime » de résolution et de sagesse. J’approuve tes beaux plans de travail. Que ne puis-je t’imiter ! Cependant j’ai écrit à peu près une page de Saint Julien l’Hospitalier ; mais le fond du bonhomme continue à n’être pas gai.

Je vais vous envoyer, tantôt ou demain, une lettre à ton mari, pour lui adresser quelques questions d’affaires, car tu ne m’en parles jamais et l’avenir, quoi que je fasse, me tourmente. Ça me revient de temps à autre, comme un mal de dents.

Croirais-tu que, presque toutes les nuits, je rêve Croisset, ou quelques-uns de mes amis morts ? Cette nuit, ç’a été Feydeau. Le passé me dévore, et tu me parles de « vie nouvelle » à commencer ! Mais, ma pauvre enfant, à mon âge, on ne recommence pas : on achève, ou plutôt on dégringole. Hier, j’ai fait une promenade en bateau, charmante. La mer était comme un lac, la température chaude et le soleil splendide. Pendant deux heures de suite, je me suis oublié, dieu merci ! J’ai passé beaucoup de temps, couché à plat ventre sur l’herbe d’un îlot, à regarder les vagues rebondir dans les rochers, et les mouettes voler dans le ciel. La rade était couverte de petits bateaux qui s’en revenaient de pêcher des sardines et le croissant de la lune est apparu, blanchissant tout un côté de l’horizon. Comme cela te ferait (ou plutôt vous ferait) du bien (à tous les deux) de venir passer ici quelques jours ! On n’y a jamais froid ; c’est un climat méridional, sans doute à cause du « Gulf Stream » qui chauffe le rivage. Les grenadiers et les camélias poussent en pleine terre, comme aux îles Borromées, et on porte encore les vêtements d’été !

Ce doit être lundi que vous vendez le mobilier de Pissy ? Après quoi, vous ne serez pas longtemps sans doute à vous diriger sur Paris. Comment l’hiver va-t-il se passer ? Dis à Émile qu’il n’oublie pas de remporter ma pelisse.

Pouchet ne s’en ira pas d’ici avant le 8 ou le 10 novembre. S’il y passait un mois de plus ou tout l’hiver, je resterais avec lui, car je redoute le séjour de la capitale.

Tu as donc toujours tes affreuses migraines, ma pauvre Caro ?

Je ne fermerai ma lettre qu’à 5 heures, après la poste, car peut-être en aurai-je une de toi.

Un bon baiser sur chaque joue.

Ton Vieux.

5 heures.

Il faut que je t’embrasse bien fort pour la bonne lettre que je reçois. Elle est bien intime, charmante et douce ; enfin, elle te ressemble.

Tâchons de nous habituer à notre sort, sans perdre l’espoir qu’il changera.

Encore un bon baiser, pauvre chère fille.