Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1523
Me pardonnerez-vous mon long retard, chère maître ? Mais il me semble que je dois vous ennuyer avec mes éternelles jérémiades. Je rabâche comme un scheick. Je deviens trop bête ! J’assomme tout le monde. Bref, votre Cruchard est devenu un intolérable coco à force d’être intolérant. Et comme je n’y peux rien du tout, je dois, par considération pour les autres, leur épargner les expansions de ma bile.
Depuis six mois principalement, je ne sais pas ce que j’ai, mais je me sens profondément malade, sans pouvoir rien préciser de plus, et je connais beaucoup de gens qui sont dans le même état. Pourquoi ? Nous souffrons peut-être du mal de la France ; ici, à Paris, où bat son cœur, on le sent mieux qu’aux extrémités, en province.
Je vous assure qu’il y a maintenant chez tout le monde quelque chose de trouble et d’incompréhensible. Notre ami Renan est un des plus désespérés, et le prince Napoléon pense exactement comme lui. Ceux-là ont les nerfs solides, pourtant ! Mais moi, je suis atteint d’une hypocondrie bien caractérisée. Il faudrait se résigner, et je ne me résigne pas.
Je travaille le plus que je puis, afin de ne pas songer à moi. Mais comme j’ai entrepris un livre absurde par les difficultés d’exécution, le sentiment de mon impuissance ajoute à mon chagrin.
Ne me dites plus que la « bêtise est sacrée comme toutes les enfances », car la bêtise ne contient aucun germe. Laissez-moi croire que les morts ne « cherchent plus » et qu’ils se reposent. On est assez tourmenté sur la terre pour qu’on soit tranquille quand on est dessous. Ah ! que je vous envie, que je voudrais avoir votre sérénité ! Sans compter le reste ! et vos deux chères petites que j’embrasse tendrement, ainsi que vous.