Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1491
Vous êtes-vous bien amusée chez M. André ? Popelin m’avait transmis son invitation. L’idée de vous trouver là-bas et de passer quelques jours avec vous me tentait beaucoup, mais je m’étais tellement trimbalé, depuis quelque temps, qu’il a fallu être raisonnable ; la semaine dernière d’ailleurs, j’étais en proie à une incommodité qui eût été fort désagréable pour les convives. Mais le lendemain m’a guéri. Je vous engage à vous méfier de cette petite épidémie qui court partout.
Quel beau temps il a fait depuis un mois ? Vous n’imaginez pas le charme de la Normandie à cette époque. Je regrette que Giraud et Popelin n’aient pas été chez moi. Mais je les attends avant la fin du mois, le plus promptement même qu’ils le pourront.
Dimanche prochain j’aurai ici Théodore de Banville. Étant très malade l’été dernier, il a témoigné l’envie de me faire une visite à la campagne ! Pourquoi cela ? Je n’en sais rien. Or, comme il s’est toujours montré pour moi charmant, je n’ai pu faire autrement que l’inviter, bien que nous ne soyons pas intimes. Il m’amènera un grand garçon de quinze ans qui passe pour son fils, mais qui est celui de Jourdan (du Siècle) ; c’est l’histoire de Bouilhet. Décidément les poètes sont de bons diables : ils élèvent les enfants des autres.
Dans une apparition de quarante-huit heures que j’ai faite à Paris (depuis que je vous ai vue), j’ai cabotiné en vue de Sexe faible[1], lequel entrera en répétition vers le 15 courant.
J’ai bien peur que ce ne soit joué d’une façon pitoyable. À la grâce de Dieu, après tout ! Le sort de ma pièce m’inquiète beaucoup moins que la plus petite des phrases du roman que j’écris. Après d’atroces difficultés au début, j’ai fini par attraper le ton et je crois que ça ira, mais d’ici à la terminaison que de désespoirs ! J’y perdrai le peu de cheveux qui me restent.
Tout ce que je vous dis là n’offre pas grand intérêt, mais de quoi vous parler ? Ma vie extérieure est très plate, sans les moindres agréments ni la moindre aventure ; ma solitude est complète.
Je n’ai que mes rêves littéraires pour me tenir compagnie. Quant aux souvenirs, j’en suis accablé comme un vieux.
Je songe à vous avec attendrissement et je vous baise les deux mains, Princesse.
Votre.
- ↑ Cette pièce, dont la première idée est de Louis Bouilhet, acceptée puis refusée par les directeurs des principaux théâtres, ne fut en définitive jamais représentée.