Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1450

Louis Conard (Volume 7p. 133-135).

1450. À GEORGE SAND.
[Paris], vendredi soir, 1er mai 1874.

Ça va bien, chère maître, les injures s’accumulent ! C’est un concerto, une symphonie où tous s’acharnent dans leurs instruments. J’ai été éreinté depuis le Figaro jusqu’à la Revue des Deux Mondes, en passant par la Gazette de France, et le Constitutionnel. Et ils n’ont pas fini ! Barbey d’Aurevilly m’a injurié personnellement, et le bon Saint-René Taillandier, qui me déclare « illisible », m’attribue des mots ridicules. Voilà pour ce qui est de l’imprimerie. Quant aux paroles, elles sont à l’avenant. Saint-Victor (est-ce servilité envers Michel Lévy ?) me déchire au dîner de Brébant, ainsi que cet excellent Charles-Edmond, etc., etc. En revanche, je suis admiré par les professeurs de la Faculté de théologie de Strasbourg, par Renan et par la caissière de mon boucher, sans compter quelques autres. Voilà le vrai !

Ce qui m’étonne, c’est qu’il y a sous plusieurs de ces critiques une haine contre moi, contre mon individu, un parti pris de dénigrement, dont je cherche la cause. Je ne me sens pas blessé, mais cette avalanche de sottises m’attriste. On aime mieux inspirer des bons sentiments que des mauvais. Au reste, je ne pense plus à Saint Antoine. Bonsoir !

Je vais me mettre, cet été, à un autre livre du même tonneau ; après quoi je reviendrai au roman pur et simple. J’en ai, en tête, deux ou trois que je voudrais bien écrire avant de crever. Présentement, je passe mes jours à la Bibliothèque, où j’amasse des notes. Dans une quinzaine, je m’en retourne vers ma maison des champs. Au mois de juillet, j’irai me décongestionner sur le haut d’une montagne, en Suisse, obéissant au conseil du docteur Hardy, lequel m’appelle « une femme hystérique », mot que je trouve profond.

Le bon Tourgueneff part la semaine prochaine pour la Russie ; le voyage va forcément interrompre sa rage de tableaux ; car notre ami ne sort plus de la Salle des ventes. C’est un homme passionné ; tant mieux pour lui.

Je vous ai bien regrettée chez Mme Viardot, il y a quinze jours. Elle a chanté de l’Iphigénie en Aulide. Je ne saurais vous dire combien c’était beau, transportant, enfin sublime. Quelle artiste que cette femme-là ! Quelle artiste ! De pareilles émotions consolent de l’existence.

Eh bien ! et vous, chère bon maître, cette pièce dont on parle, est-elle finie ? Vous allez retomber dans le théâtre ? Je vous plains ! Après avoir mis sur les planches de l’Odéon des chiens, on va peut-être vous demander d’y mettre des chevaux ? Voilà où nous en sommes !

Et toute la maison, depuis Maurice jusqu’à Fadet, comment va ?

Embrassez pour moi les chères petites et qu’elles vous le rendent de ma part.

Votre vieux.