Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1435
J’ai enfin un moment à moi, chère maître ; donc causons un petit peu.
J’ai su par Tourgueneff que vous alliez très bien. Voilà l’important. Or, je vais vous donner des nouvelles de cet excellent P. Cruchard.
J’ai, hier, signé le dernier « bon à tirer » de Saint Antoine… Mais le susdit bouquin ne paraîtra pas avant le 1er avril (comme poisson ?) à cause des traductions. C’est fini, je n’y pense plus. Saint Antoine est réduit, pour moi, à l’état de souvenir. Cependant je ne vous cache point que j’ai eu un quart d’heure de grande tristesse lorsque j’ai contemplé la première épreuve. Il en coûte de se séparer d’un vieux compagnon.
Quant au Candidat, il sera joué, je pense, du 20 au 25 de ce mois. Comme cette pièce m’a coûté très peu d’efforts et que je n’y attache pas grande importance, je suis assez calme sur le résultat.
Le départ de Carvalho m’a contrarié et inquiété pendant quelques jours. Mais son successeur Cormon est plein de zèle. Je n’ai jusqu’à présent qu’à me louer de lui, comme de tous les autres, du reste. Les gens du Vaudeville sont charmants. Votre vieux troubadour, que vous vous figurez agité et continuellement furieux, est doux comme un mouton, et même débonnaire. J’ai fait d’abord tous les changements qu’on a voulu, puis on a rétabli le texte primitif. Mais j’ai de moi-même enlevé ce qui me semblait trop long et ça va bien, très bien. Delannoy et Saint-Germain ont des binettes excellentes et jouent comme des anges. Je crois que ça ira.
Une chose m’embête. La Censure a abîmé un rôle de petit gamin légitimiste, de sorte que la pièce, conçue dans un esprit d’impartialité stricte, doit maintenant flatter les réactionnaires : effet qui me désole. Car je ne veux complaire aux passions politiques de qui que ce soit, ayant, comme vous le savez, la haine essentielle de tout dogmatisme, de tout parti.
Eh bien ! le bon Alexandre Dumas a fait le plongeon ! Le voilà de l’Académie ! Je le trouve bien modeste. Il faut l’être, pour se trouver honoré par les honneurs.