Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1432
Comme vous avez l’habitude de me couper la parole avant que je n’aie desserré les lèvres, je me permets de vous adresser par écrit les observations ci-dessous, que vous méditerez « dans le silence du cabinet ».
I. Depuis hier au soir, je pressure, sans discontinuer, ma pauvre cervelle, afin d’arranger la scène finale du IIIe acte[1], sans femme.
Impossible… Et voici pourquoi :
Il faut : 1o qu’on voie l’accord subit de Murel et de Julien, entente qui se fait par des apartés, tandis que les deux femmes sont avec Rousselin. 2o Murel profite de l’occasion pour demander Louise officiellement. Il l’a déjà tant de fois demandée que cette demande doit différer des autres, être plus forte, plus évidente. 3o Il est indispensable de montrer l’amour de Louise ; autrement sa résistance, au IVe acte, n’aurait pas de sens et serait sans préparation. 4o Quant à l’inconvenance qu’il y a à faire cette demande dans un lieu public, elle est relevée par Mme Rousselin elle-même. 5o La présence des femmes au Salon de Flore ? Mais Louise dit que c’est une ruse d’elle, pour parler à Murel ! 6o Il faut montrer que Mme Rousselin a réussi, et qu’elle mène son mari par le nez. On ne la verra plus, c’est bien le moins qu’elle paraisse une dernière fois. 7o Raison majeure : sans femme, l’acte est triste comme peinture. Je suis, pour ma part, écœuré par cette masse de vilains costumes, cette quantité d’hommes ; un peu de robes délassera la vue. On a fait pendant cet acte assez de vacarme, tout ne doit pas être subordonné au mouvement ou à ce qui passe pour tel. Sacrifions aux Grâces !
Enfin, mon cher ami, je ne trouve pas moyen de changer la scène en question. Ce que j’ai fait n’est pas bon, mais ce que vous me proposez est pire. De cela, j’en suis sûr.
Je vais aujourd’hui tâcher de mettre en scène, moi-même, cette fin d’acte. Nous verrons ce qui en résultera. Vous conviendrez que vous n’avez pas même essayé de voir ce qu’elle donnerait.
Sur cette partie, je n’ai pas besoin de vous dire que Goudry et Saint-Germain partagent mon avis. Quant à Delannoy, c’est vous qui l’avez corrompu, gros malin ; j’ai vu votre dialogue avec lui.
Autre guitare :
II. Delannoy, qui a la rage des changements, n’a pas songé que, dans son second monologue du IIIe, Rousselin doit parler de Gruchet (son ennemi) et de Félicité (dont il est tant de fois question et qu’on reverra au IVe acte). Donc, après le mot « carrière politique », il ferait bien (maintenant) d’ajouter : « Cette infamie-là doit venir de Gruchet, sa bonne est sans cesse à rôder autour de ma maison » ; puis, tout ce qu’il voudra.
Bref, mon cher ami, je suis à bout de forces, et je ne change plus rien ! Assez ! tout a des bornes !
N. B. — Si vous trouvez encore des modifications de texte à établir, je vous prie de me communiquer vos idées là-dessus, tranquillement, posément, chez vous ou chez moi, en tête-à-tête, mais non plus à brûle-pourpoint et en plein théâtre, endroit où la discussion est impossible et où votre violence me clôt le bec.
III. Je suis sorti du théâtre dans l’état d’un monsieur qui vient de recevoir sur le crâne une volée de coups de canne. Ce n’était pas tout ! En bas, sous la porte, le costumier m’a arrêté, et je fus violemment saisi par la hideur de cet homme ! Car le Vaudeville doit me faire éprouver tous les sentiments, y compris « l’Épouvante ! »
Comme cette épouvante m’avait glacé (cré nom de D… qu’il est laid ! quelle dentition !) je suis arrivé à la Censure avec une physionomie et un caractère tout nouveaux. Les sieurs de Bauplan et Hallays ne m’ont pas reconnu. L’ombre de Flaubert a proféré quelques sons… confus… et a tout accordé, tout concédé, par lassitude, dégoût, avachissement, et pour en finir. Ah ! c’est une jolie école de démoralisation que le théâtre !
Donc l’affaire de la Censure est terminée.
Je me résume : 1o Il faut que nous nous entendions pour les costumes, ou plutôt parlez-lui, vous-même ; seul, je n’oserais !
2o Tâchons de mettre en scène la fin du IIIe acte, telle qu’elle est.
3o Faites vos efforts pour venir demain, dimanche.
Il est temps d’aller se coucher, je crève.
À vous, mon bon (quoique — ou plutôt parce que — vous me faites subir de rudes étamines).
Votre.
Je me recommande toujours à Mme Carvalho.
- ↑ Le Candidat (voir Théâtre).