Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1416

Louis Conard (Volume 7p. 86-88).

1416. À SA NIÈCE CAROLINE.
Nuit de lundi, 1 heure, [17-18] novembre 1873.

Sommes-nous assez loin l’un de l’autre, mon pauvre chat ! Quel ruban de chemin de fer, sans compter les lieues marines[1] !

Aujourd’hui vous devez être à Hambourg. Je n’aurai pas de télégramme avant jeudi et, d’après mes calculs, peut-être pas de lettre avant huit jours ! Il me tarde bien de savoir comment s’est effectué le voyage, si tu n’es pas fatiguée, si tu n’as pas froid, etc. Le temps était rude samedi soir et j’ai bien pensé à vous !

Hier j’ai été voter à Bapaume. Cela m’a fait une petite promenade qui a rafraîchi ma tête trop échauffée, si bien que cette nuit j’ai pu dormir, et huit heures de bon sommeil m’ont retapé. Le Candidat marche d’un train effroyable : je l’aurai fini, sans aucun doute, avant huit jours. À la fin de cette semaine, j’appellerai d’Osmoy et, s’il tarde à venir, je demanderai tout de suite le sieur Carvalho. Une petite réclame pour moi, dans l’Événement, me fait présumer que l’Oncle Sam n’aura pas la vie très longue.

Le général Valazé a été élu à une majorité écrasante, plus de 40 000 voix, sur le sieur Desgenetais dont l’enfoncement m’est agréable, je ne sais pourquoi. Mais les autorités de Croisset, les gens du grand parti de l’ordre, les sieurs Lecœur et Foutrel le défendaient ; ce dernier est même venu prêcher en sa faveur notre jardinier, qui est resté sourd à la corruption. Enfin la manufacture est aplatie. Taïeb[2].

Samedi j’ai reçu la visite de Laporte. Il s’est occupé d’un époux pour Miss Putzel. Il a été chez plusieurs marchands de chiens et chez un acteur des Variétés (Cooper), où on lui avait dit qu’il trouverait des mâles idoines. Enfin, le plus célèbre chienneur de Paris, M. Butler, lui a répondu qu’il attendait d’Allemagne des jeunes gens, où tout au moins un jeune homme, pour les dames de la race de Putzel qui en ont besoin.

Tu vois que ce bon Laporte ne t’avait pas oubliée. Il viendra déjeuner ici dimanche. Ce jour-là, sans doute, j’irai dîner chez Lapierre, et je profiterai de ma sortie pour rendre la visite du général Merle.

Je ne vois pas d’autre nouvelle à te narrer, chère Caro. Ma vie est aussi monotone que la vôtre est accidentée. Il fait maintenant une nuit noire comme de l’encre. Tout a l’air figé dans un mutisme absolu. Pas de vent ! Pas une étoile ! Ma lampe brûle et je n’entends, de temps à autre, que le craquement de mon feu. Je suis très rouge, un peu oppressé et j’ai soif. Voilà.

La chaufferette m’est arrivée. Quel monument ! Elle a causé la stupéfaction de mes gens. M. Senart va la vernir, et je ferai « des embarras » avec !!! Tu seras bien gentille de m’écrire souvent et longuement si cela se peut. Donne-moi, non seulement des nouvelles sur vos santés, mais encore des affaires !

Adieu, mes chers enfants.

Ton vieil oncle t’embrasse tendrement.

Le 12 du mois prochain il aura 52 ans. Pense à lui.


  1. Mme Commanville accompagnait son mari dans un voyage d’affaires en Allemagne, en Suède et en Norvège.
  2. Bon ! (en arabe).