Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1362

Louis Conard (Volume 7p. 7-8).

1362. À GEORGES SAND.
[Paris] lundi soir, 3 février 1873.
Chère Maître

J’ai l’air de vous oublier et de ne pas vouloir faire le voyage de Nohant. Il n’en est rien, mais, depuis un mois, toutes les fois que je prends l’air, je suis ré-empoigné par la grippe, qui devient plus forte à chaque reprise. Je tousse abominablement et je salis des mouchoirs de poche innombrablement. Quand cela finira-t-il ?

J’ai pris le parti de ne plus franchir mon seuil jusqu’à complète guérison, et j’attends toujours le bon vouloir des membres de la Commission pour la fontaine Bouilhet. Depuis bientôt deux mois il ne m’est pas possible de faire se trouver ensemble, à Rouen, six habitants de Rouen. Voilà comme sont les amis ! tout est difficile, la plus petite entreprise demande de grands efforts.

Je lis maintenant de la chimie (à laquelle je ne comprends goutte) et de la médecine Raspail, sans compter le Potager moderne de Gressent, et l’Agriculture de Gasparin. À ce propos, Maurice serait bien gentil de recueillir pour moi ses souvenirs agronomiques afin que je sache quelles sont les fautes qu’il a faites, et par quels raisonnements il les a faites.

De quels renseignements n’ai-je pas besoin pour le livre que j’entreprends ? Je suis venu à Paris, cet hiver, dans l’intention d’en recueillir ; mais si mon affreux rhume se prolonge, mon séjour ici sera inutile. Vais-je devenir comme ce chanoine de Poitiers, dont parle Montaigne, qui, depuis trente ans, n’était pas sorti de sa chambre « par l’incommodité de sa mélancolie » et qui, pourtant, se trouvait fort bien « sauf un rhume qui lui était tombé sur l’estomach » ? C’est vous dire que je vois fort peu de monde. D’ailleurs qui fréquenter ? La guerre a creusé des abîmes.

Je n’ai pu me procurer votre article sur Badinguet. Je compte le lire chez vous.

En fait de lectures, je viens d’avaler tout l’odieux Joseph de Maistre. Nous a-t-on assez scié le dos avec ce monsieur-là ? et les socialistes modernes qui l’ont exalté, à commencer par les saints-simoniens pour finir par Auguste Comte. La France est ivre d’autorité, quoi qu’on dise. Voici une belle idée que je trouve dans Raspail : Les médecins devraient être des magistrats, afin qu’ils puissent forcer, etc.

Votre vieille ganache romantique et libérale vous embrasse tendrement.