Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1343

Louis Conard (Volume 6p. 437-438).

1343. À TOURGUENEFF.
Mercredi soir.

Comme je vous plains, pauvre cher ami. Je n’avais pas besoin de vous savoir très souffrant pour être triste. La mort de mon vieux Théo m’a écrasé. Depuis trois ans, tous mes amis meurent l’un après l’autre, sans interruption ! Je ne connais plus au monde maintenant qu’un seul homme avec qui causer, c’est vous. Donc, il faut vous soigner, et ne pas me manquer comme les autres.

Théo est mort empoisonné par la charognerie moderne. Les gens exclusivement artistes comme lui n’ont que faire dans une société où la plèbe domine. C’est ce que j’ai répondu hier dans une lettre à Mme Sand, laquelle est très bonne, mais trop bonne, trop bénisseuse, trop démocrate et évangélique.

Moi, je suis comme vous, bien que je n’aie pas la goutte ; l’existence commence à m’embêter furieusement. Voltaire la définissait une froide plaisanterie. Je la trouve trop froide et pas assez plaisante, je tâche de l’escamoter le plus que je peux : je lis environ de neuf à dix heures par jour ; n’importe, un peu de distraction de temps à autre ne me ferait pas de mal. Mais quelle distraction prendre ?

Votre visite, sur laquelle je comptais, en devait être une exquise, mieux que cela, une espèce de bonheur, et certainement le seul événement heureux de mon année. Crac ! vous êtes à souffrir dans votre lit comme un damné.

Vous me verrez à Paris au commencement de décembre. D’ici là, donnez-moi de vos nouvelles, et si vous vous trouvez en état de venir, venez. Vous serez toujours le bienvenu chez votre G. Flaubert qui vous embrasse.