Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1339

Louis Conard (Volume 6p. 431-432).

1339. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, samedi, 6 heures [19 octobre 1872].

Quelle pluie, mon loulou ! Quelle humidité ! Quelle saleté ! Quel temps pourri !

Malgré mon amour pour Croisset, je trouve que son climat manque de charme. C’est pourquoi, plus que jamais, je m’enfonce dans le silence du cabinet, n’ayant pour toute distraction que de contempler mon chien qui bâille.

La nuit qui a suivi ton départ, il m’a donné beaucoup de tourment : de 9 heures à 2 heures du matin, ses hurlements n’ont pas cessé. Je les attribuais à l’envie qu’il avait de te revoir, quand enfin je suis descendu pour lui donner des consolations et le faire taire. Qu’avait-il ? Tableau : il était emprisonné dans les lieux ! Victoire en avait refermé la porte, sans le voir. Si, par malheur, la planche du trou avait été levée, mon pauvre toutou aurait pu tomber dans l’abîme. Quelle triste fin pour un aussi joli monsieur !

Mes autres amis, Tourgueneff et d’Osmoy, ne m’envoient aucune lettre. Ça commence à m’agacer. Mais qu’y faire ? J’en ai reçu encore une (lettre) de Rabodanges. Celle-là est de Mme Lepic, et gentille au delà de toute expression.

C’est une belle chose que l’esprit ! et rare ! C’est pourquoi Vieux aime sa pauvre fille. Quel dommage qu’il ne l’ait pas toujours avec lui !

Ce matin, sont arrivés les trois médaillons de Carrier-Belleuse. J’ai placé celui que je garde dans la petite salle au-dessus de la glace. Tout en mangeant seul, je songerai qu’il était là, autrefois. Le souvenir de ta grand’mère ne me quitte pas non plus. Et puis, je fais des plans d’embellissement intérieur pour la maison. Voilà le fond de mes rêveries, quand je ne rumine pas Bouvard et Pécuchet.

J’irai demain dîner chez Mme Lapierre. J’espère que ce sera un peu moins fade que la dernière fois. Ta lettre de ce matin m’a diverti. Toi aussi, chère Caro, tu vas gagner ma maladie, ou plutôt ma faculté d’insupportation ! ça ne rend pas heureux, cette preuve de goût.

Deux bons bécots de

Ta vieille Nounou.