Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1313

Louis Conard (Volume 6p. 395-397).

1313. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Mardi [16 juillet 1872].
Rue de la cité 8, maison Bonnette
Bagnères-de-Luchon [Haute-Garonne].
Princesse,

Si vous ne vous amusez pas plus à Saint-Gratien que moi à Luchon, je vous plains sincèrement. La banalité moderne, dans ce qu’elle a de plus exaspérant, fleurit au milieu des montagnes. Je suis profondément irrité par la vue de mes semblables, par la gaîté du public, et puis votre ami est maintenant trop vieux pour les déplacements ; ce que j’ai de mieux à faire, c’est de ne plus quitter ma solitude.

Je suis arrivé ici avec de grands projets de travail ; ils ont eu le sort de tous les projets, c’est-à-dire qu’ils ont raté. Je n’ai rien lu qu’un roman de Dickens[1], et quelques chapitres d’Hérodote. Quant à écrire, le cœur n’y est pas. Je passe la plupart de mon temps à dormir ; on dirait que je veux lutter avec les marmottes de la contrée. Par passe-temps, je me soigne, c’est-à-dire que je prends des bains, des douches et des verres d’eau. Le docteur Lambrou, le médecin d’ici, m’a conseillé de moins fumer, afin de diminuer mon irritabilité nerveuse. Je doute de l’efficacité du remède ; ce qu’il y a de sûr, c’est que mon état commence à m’inquiéter. J’ai peur de devenir comme Jules de Goncourt. Quels pauvres écorchés que tous ces gens de lettres !

J’ai lu dans un journal que Théo avait une mission en Italie. Qu’est-ce que cela veut dire ? L’honorable Turgan, que j’ai rencontré en chemin de fer, m’a dit l’avoir trouvé très mal, il y a une quinzaine de jours. J’ai su par Harrisse, que mon ami Troubat voulait se conduire envers Mme Sand comme il s’est conduit d’abord envers vous, c’est-à-dire garder des lettres. Quel pauvre homme ! J’ai bien pensé à vous, hier, en lisant des fragments de la brochure de Dumas. Car il n’y a que vous, Princesse, pour le lire. Jamais je n’oublierai le talent que vous avez montré en articulant la préface de La Princesse Georges. Mais pourquoi écrire de semblables banalités ! Quel est son but ?

En fait de distractions littéraires, je fais des visites fréquentes à une ménagerie de bêtes féroces qui se trouve à quatre-vingt-dix pas de mes fenêtres.

Étant couché dans mon lit, j’entends les rugissements d’un lion ; c’est très agréable. Le pitre de l’établissement m’a dit hier, en me montrant un ours : « il est depuis vingt-neuf ans dans l’administration. » Je trouve le mot administration bien gentil.

Adieu, chère et adorable Princesse ; dans les premiers jours du mois d’août, vers le 10, j’espère aller vous baiser les deux mains et vous assurer que je suis toujours

Votre vieux fidèle.

Vous ai-je dit que j’avais fini mon bouquin, dont le sous-titre peut être celui-ci : le comble de l’insanité.


  1. Pickwick ; voir ci-dessus, lettre du 12 juillet à G. Sand.