Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1304

Louis Conard (Volume 6p. 384-385).

1304. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Croisset, 5 juin 1872.

Vous m’annoncez une mort qui vous désole[1]. Je croyais vous en avoir appris une autre, celle de ma mère. J’avais moi-même écrit votre adresse sur le billet de faire part. Il ne vous est donc pas parvenu ?

Que vous dirai-je, chère correspondante ? Vous avez passé par là et vous savez ce qu’on souffre. Pour nous autres, vieux célibataires, c’est plus dur que pour d’autres.

Je vais vivre maintenant complètement seul. Depuis trois ans, tous mes amis intimes sont morts. Je n’ai plus personne à qui parler.

Dans quelques jours je verrai Mme Sand, que je n’ai vue depuis l’hiver de 1870. Nous causerons de vous.

Au milieu de mes chagrins, j’achève mon Saint Antoine. C’est l’œuvre de toute ma vie, puisque la première idée m’en est venue en 1845, à Gênes, devant un tableau de Breughel et depuis ce temps-là je n’ai cessé d’y songer et de faire des lectures afférentes.

Mais je suis tellement dégoûté des éditeurs et des journaux que je ne publierai pas maintenant. J’attendrai des jours meilleurs ; s’ils n’arrivent jamais, j’en suis consolé d’avance. Il faut faire de l’art pour soi et non pour le public. Sans ma mère et sans mon pauvre Bouilhet, je n’aurais pas fait imprimer Madame Bovary. Je suis, en cela, aussi peu homme de lettres que possible.

Que lisez-vous ? à quoi occupez-vous votre esprit ? Nous devons travailler malgré tout ; c’est le moyen de ne pas sentir le poids de la vie. Le stoïcisme est de l’hygiène.


  1. Un ami de Mlle de Chantepie.