Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1297

Louis Conard (Volume 6p. 377-378).

1297. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset, 15 mai 1872.

Vous avez raison, je pense à vous très souvent, plus que jamais et profondément. Pourquoi ?… Je suis comme un vieillard, le passé m’envahit. Je roule dans les souvenirs et je m’y perds. Mon isolement est absolu et, quand je n’ai pas beaucoup de chagrin, j’ai beaucoup d’ennuis. Cela me change. Après les larmes, les bâillements. Cela compose un petit assortiment de distractions fort coquet.

Je fais ce que je peux pour sortir de là ; je me force au travail et je me rudoie. Mais le cœur n’est pas à la littérature. Le bon Saint Antoine (que j’ai repris et qui sera fini vers le mois d’août) m’embête comme la vie elle-même, ce qui n’est pas peu dire. J’aurais besoin pour le finir de l’enthousiasme que j’avais l’été dernier. Mais, depuis lors, il m’est survenu de fortes secousses. Que je suis démonté ! Mon pauvre bourrichon est à bas.

Comme j’ai envie de vous lire ce livre-là, pourtant ! Car il est fait pour vous, j’entends pour le petit nombre, pour la petite horde qui s’éclaircit.

En quoi le séjour de Paris est-il contraire à votre traitement ? Ne seriez-vous pas tout aussi bien à Paris que dans le lointain Villenauxe ? Est-ce que tout déplacement vous est absolument impossible ? Si cela était, j’irais vous voir, je ferais ce grand sacrifice de faire une chose qui me serait agréable.

Mes affaires (les assommantes affaires d’argent) ne sont pas terminées et ne peuvent l’être avant longtemps. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Croisset sera toujours mon refuge. Je n’ai plus grand chose qui m’attire à Paris et l’avenir se résume pour moi en une main de papier blanc qu’il faut couvrir de noir, uniquement pour ne pas crever d’ennui et comme on a un tour dans son grenier quand on habite la campagne.

Oui, j’ai lu l’Année terrible. Il y a du très beau, mais je n’éprouve pas le besoin de la relire. La densité manque. N’importe ! Quelle mâchoire il vous a encore, ce vieux lion-là ! Il sait haïr, ce qui est une vertu, laquelle manque à mon amie George Sand. Mais quel dommage qu’il n’ait pas un discernement plus fin de la vérité ! Vous ai-je dit que je l’avais vu cet hiver, plusieurs fois, et que j’ai même dîné chez lui ! Je l’ai trouvé un bonhomme simplement exquis et pas du tout comme on se le figure, bien entendu.

À quoi pouvez-vous passer votre temps ? Écrivez-moi ; il me semble que vous n’avez rien de mieux à faire.