Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1288

Louis Conard (Volume 6p. 367-368).

1288. À GEORGE SAND.
[Croisset.] Mardi 16 avril 1872.
Chère bon maître,

J’aurais dû répondre tout de suite à votre première lettre si tendre. Mais j’étais trop triste. La force physique me manquait.

Aujourd’hui enfin, je recommence à entendre les oiseaux chanter et à voir les feuilles verdir. Le soleil ne m’irrite plus, ce qui est un bon signe. Si je pouvais reprendre goût au travail, je serais sauvé.

Votre seconde lettre (celle d’hier) m’a attendri jusqu’aux larmes. Êtes-vous bonne ! Quel excellent être vous faites ! Je n’ai pas besoin d’argent présentement, merci. Mais si j’en avais besoin, c’est bien à vous que j’en demanderais.

Ma mère a laissé Croisset à Caroline, à condition que j’y garderais mon appartement. Donc, jusqu’à la liquidation complète de la succession, je reste ici. Avant de me décider pour l’avenir, il faut que je sache ce que j’aurai pour vivre ; après quoi nous verrons.

Aurai-je la force de vivre absolument tout seul dans la solitude ? J’en doute. Je deviens vieux. Caroline ne peut maintenant habiter ici. Elle a déjà deux logis et la maison de Croisset est dispendieuse.

Je crois que j’abandonnerai le logement de Paris. Rien ne m’appelle plus à Paris. Tous mes amis sont morts et le dernier, le pauvre Théo, n’en a pas pour longtemps, j’en ai peur. Ah ! C’est dur de refaire peau neuve à cinquante ans !

Je me suis aperçu, depuis quinze jours, que ma pauvre bonne femme de maman était l’être que j’ai le plus aimé. C’est comme si l’on m’avait arraché une partie des entrailles !