Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1271

Louis Conard (Volume 6p. 351-354).

1271. À GEORGE SAND.
[Paris, entre le 20 et le 28 février 1872.]

Comme il y a longtemps que je ne vous ai pas écrit, chère maître ! J’ai tant de choses à vous dire que je ne sais par où commencer. Mais comme c’est bête de vivre ainsi séparés quand on s’aime !

Avez-vous dit à Paris un éternel adieu ? Ne vous y verrai-je plus ? Viendrez-vous cet été à Croisset entendre Saint Antoine ?

Moi je ne puis aller à Nohant, parce que mon temps, vu l’étroitesse de ma bourse, est calculé ; or, j’ai encore pour un bon mois de lectures et de recherches à Paris. Après quoi je m’en vais avec ma mère ; nous sommes en quête d’une dame de compagnie. Ce n’est pas facile à trouver. Donc vers Pâques je serai revenu à Croisset et je me remettrai à la copie. Je commence à avoir envie d’écrire.

Présentement je lis, le soir, le Critique de la raison pure, de Kant, traduit par Barni, et je repasse mon Spinoza. Dans la journée je m’amuse à feuilleter des belluaires[1] du moyen âge, à chercher dans les « auteurs » tout ce qu’il y a de plus baroque comme animaux. Je suis au milieu des monstres fantastiques.

Quand j’aurai à peu près épuisé la matière, j’irai au Muséum rêvasser devant les monstres réels, et puis les recherches pour le bon Saint Antoine seront finies.

Vous m’avez, dans votre avant-dernière lettre, témoigné des inquiétudes sur ma santé ; rassurez-vous. Jamais je n’ai été plus convaincu qu’elle était robuste. La vie que j’ai menée cet hiver était faite pour tuer trois rhinocéros, ce qui n’empêche pas que je me porte bien. Il faut que le fourreau soit solide, car la lame est bien aiguisée ; mais tout se convertit en tristesse. L’action, quelle qu’elle soit, me dégoûte de l’existence. J’ai mis à profit vos conseils, je me suis distrait. Mais ça m’amuse médiocrement. Décidément, il n’y a que la sacro-sainte littérature qui m’intéresse.

Ma préface aux Dernières Chansons a suscité chez Mme Colet une fureur pindarique. J’ai reçu d’elle une lettre anonyme, en vers, où elle me représente comme un charlatan qui bat de la grosse caisse sur la tombe de son ami, un pied-plat qui fait des turpitudes devant la critique, après avoir « adulé César » ! Triste exemple des passions, comme dirait Prud’homme !

À propos de César, je ne puis croire, quoi qu’on dise, à son retour prochain. Malgré mon pessimisme, nous n’en sommes pas là. Cependant, si on consultait le Dieu appelé suffrage universel, qui sait ?… Ah ! nous sommes bien bas, bien bas !

J’ai vu Ruy Blas pitoyablement joué, sauf par Sarah. Mélingue est un égoutier somnambule, et les autres sont aussi ennuyeux. Victor Hugo s’étant plaint amicalement de n’avoir pas reçu ma visite, j’ai cru devoir lui en faire une et je l’ai trouvé… charmant ! Je répète le mot, pas du tout grand homme, pas du tout pontife ! Cette découverte, qui m’a fort surpris, m’a fait grand bien. Car j’ai la bosse de la vénération et j’aime à aimer ce que j’admire. Cela est une allusion personnelle à vous, chère bon maître.

J’ai fait la connaissance de Mme Viardot, que je trouve une nature bien curieuse. C’est Tourgueneff qui m’a amené chez elle.

Embrassez très fort vos petites filles pour moi, et à vous mes meilleures, mes plus hautes tendresses.


  1. Erreur (de Flaubert ?) pour : bestiaire.