Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1254

Louis Conard (Volume 6p. 335-336).

1254. À UNE AMIE[1]
(fragment).
[1872, entre janvier et avril.]

[…] Votre ami continue à n’être pas gai. Pourquoi ? Tous les amis disparus, la bêtise publique, la cinquantaine, la solitude et quelques soucis, voilà les causes, sans doute. Je lis des choses très dures, je regarde la pluie tomber et je fais la conversation avec mon chien ; puis, le lendemain, c’est la même chose, et le surlendemain encore la même chose.

Si vous voulez savoir des nouvelles de mon intérieur, vous apprendrez que mon larbin Émile est père d’un fils. Sa joie, quand sa femme lui a fait ce cadeau, était curieuse à voir. Autrefois, je ne l’aurais pas comprise. Maintenant, c’est différent. J’étais né avec un tas de vertus et de vices auxquels je n’ai pas donné cours, et je le regrette […].

Êtes-vous heureuse d’être à Rome ? Quel pays ! je l’ai presque oublié. Ah ! Si je pouvais y passer un an, comme ça me retremperait ! N’oubliez pas de vous promener dans la campagne de Rome, le plus que vous pourrez, et d’aller jusqu’à Ostie. […].

Ne sentez-vous pas, ô Latine, que les mânes des Consuls ont envie de vous baiser quand vous errez le long de leurs murs ? Ils reconnaissent en vous une fille de leur race. Vous étiez faite pour porter la stole patricienne, marcher pieds nus dans des sandales à rubans de pourpre et avoir sur le front toutes les pierreries de Bactriane. […]

Quand revenez-vous ? Voilà ce que j’ai cherché dans votre épître. Mais vous ne parlez pas de retour. Il aura lieu sans doute après Pâques ? Bien qu’il m’ennuie de vous, profitez du bon temps, ne passez rien ! Un voyage raté laisse des regrets infinis, et l’on voit mal ce que l’on voit vite.

Allons, adieu, portez-vous bien. Amusez-vous bien ouvrez de toutes vos forces vos grands quinquets et pensez à votre vieux

G. F.
qui vous aime, malgré la littérature.

Pauvres ouvriers que nous sommes ! Pourquoi nous refuse-t-on ce qu’on accorde gratuitement au moindre bourgeois ? Ils ont du cœur, eux ! Mais nous autres ? Allons donc, jamais de la vie ! Quant à moi, je vous répète une fois de plus que je suis une âme incomprise, la dernière des grisettes, le seul survivant de la vieille race des troubadours ! Mais vous ne voulez pas me croire.


  1. Ce fragment, — comme ceux qui suivent — a été publié par Guy de Maupassant dans son étude Gustave Flaubert, sa vie intime (Revue Nouvelle, 1er  janvier 1881). Aucune indication précise ne permet de déterminer la destinataire de ces lettres ; elles sont toutes adressées à la même femme, amie de Flaubert.