Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1206

Louis Conard (Volume 6p. 278-280).

1206. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Mercredi soir [6 septembre 1871].

Cette date me fait souvenir qu’il y a aujourd’hui un an j’étais fort inquiet de vous. Je cherchais de vos nouvelles partout ; j’ai été le lendemain à Dieppe voir Dumas. Quelle année ! Elle est finie, Dieu merci ; n’en parlons plus.

La rivière continue à couler, les jours se passent et le cataclysme prochain, dont les trembleurs nous menacent, me paraît se reculer. Ils ont une jolie manière de consolider les choses, en criant toujours qu’elles vont tomber. Pour prouver que la maison n’est pas solide, ils donnent de grands coups de pioche contre les murs. Le parti conservateur est le plus inepte de tous[1], n’ayant pas même l’instinct des brutes qui gardent et défendent, par tous leurs moyens, leur tanière et leurs vivres.

J’ai été réjoui, ce matin, par l’histoire de Mlle Papavoine, une pétroleuse, qui a subi au milieu des barricades les hommages de dix-huit citoyens, en un seul jour ! Cela est raide, et dépasse de beaucoup la fin de la pauvre Éducation sentimentale, où les héros se bornent à offrir des fleurs, passage déclaré cynique !

Avez-vous lu un article de Mme Sand (publié dans le Temps), sur les ouvriers. C’est bien fait et brave, c’est-à-dire honnête. Elle arrive tout doucement à voir ce qu’il y a de plus difficile à voir : la vérité. Pour la première fois de sa vie, elle appelle la canaille par son nom.

J’ai fait tantôt une visite à la pauvre Mme Perrot (la mère de Janvier). Elle passe toutes ses journées dans la prison de son fils. Voilà trois mois qu’il est coffré et son affaire n’est pas encore instruite, si bien que, fût-il plus tard déclaré innocent, il aura subi plus de prison que le sieur Courbet !

L’anniversaire du 4 septembre s’est passé ici de la façon la plus inoffensive. La République ne se fait pas sentir. Donc gardons-la !

J’allais oublier de vous remercier pour votre dernière lettre. Elle était gentille et bonne, au delà de toute expression, et j’ai été bien touché par vos plaintes, chère Princesse que vous êtes. Le monde peut être sauvé par un seul juste, dit l’Écriture. Eh bien, moi je dis : tant qu’il restera un petit coin comme le vôtre, tout n’est pas perdu. Gardons notre cœur et notre esprit. Veillons sur la flamme, pour que le feu sacré brûle toujours. Plus que jamais, je sens le besoin de vivre dans un monde à part, en haut d’une tour d’ivoire, bien au-dessus de la fange où barbote le commun des hommes. J’écris maintenant les plaintes d’Isis et je pense à vous ; ce n’est pas déchoir, il me semble ?

Qu’avez-vous décidé pour cet hiver ? Et cette petite visite à Croisset ? On n’y renonce pas, j’imagine ? Si vous tardez trop, j’irai vous rappeler votre promesse le mois prochain.

Je vous baise les deux mains, Princesse, et suis toujours, sous tous les régimes politiques, votre vieux fidèle.


  1. Allusion probable à l’obstruction systématique du parti conservateur à la politique modérée mais libérale de M. Thiers.