Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1200

Louis Conard (Volume 6p. 271-272).

1200. À ERNEST FEYDEAU.
Paris, 8 août [1871].
Mon cher Vieux,

Je suis bien en retard avec toi. Mais j’ai eu beaucoup d’affaires et de courses ; je cède enfin à mes remords et je t’écris. Voilà.

Que te dire ? La bêtise française continue son petit bonhomme de chemin, les bons bourgeois ne vont plus voter et semblent par leur conduite vouloir faire revenir le gouvernement paternel de la Commune. Quant à une conspiration militaire, les uns affirment qu’elle est imminente, les autres en nient la possibilité. Pour moi, je n’y crois pas. On est, pour le moment, las de l’action. Mais j’ai peur que dans trois ou quatre ans un parti patriote ne pousse la France à une vengeance trop prompte. Alors messieurs les Allemands nous prendront la Bourgogne et feront un petit royaume d’Austrasie.

Quant à la littérature, mon bon, Magnard et Gustave Lafargue fleurissent derechef et on monte une féerie de M. Clairville. On a renversé la colonne et brûlé Paris, mais Villemessant est indestructible et la sottise éternelle.

Moi, mon bon vieux, comme si de rien n’était, je prends des notes pour mon Saint Antoine, que je suis bien décidé à ne pas publier quand il sera fini, ce qui fait que je travaille en toute liberté d’esprit.

Jeudi prochain, pour me distraire, j’irai à Versailles voir travailler le conseil de guerre. Ensuite, je passerai trois ou quatre jours à Saint-Gratien ; puis, je regagnerai ma cabane.

On va probablement retirer la subvention de l’Odéon, si bien que je ne sais pas quand Aïssé sera jouée, ni où elle sera jouée.

Et toi, pauvre cher vieux, comment vas-tu ? à quoi t’occupes-tu ? Ton traitement t’a-t-il fait du bien ?

Je t’embrasse très fortement.