Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1185

Louis Conard (Volume 6p. 251-252).

1185. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, mercredi soir [14 juin 1871].

Je ne m’amuse pas extraordinairement, ma chère Caro, et même, pour dire la vérité, je m’embête considérablement. Mon voyage à Paris m’a dévissé, et le travail ne va pas. Je n’ai pas le cœur à l’ouvrage. L’état mental de Paris, bien plus que ses ruines, m’a rempli d’une mélancolie noire.

J’ai eu cependant, aujourd’hui, la compagnie de la mère Lebret qui a déjeuné et dîné avec nous ! Dîné à 6 heures juste, si bien que j’ai faim maintenant. Ah ! La vie n’est pas tous les jours drôle !

Je te prie de me faire deux commissions :

1o Vois, sur le boulevard Montmartre, 18, si le sieur Suireau, lampiste, existe encore, et demande-lui si je peux lui envoyer mes deux carcels, éreintés par messieurs les Prussiens, nos sauveurs.

2o Fais-moi le plaisir de te transporter chez Benjamin Duprat, libraire, rue du Cloître-saint-Benoît, 7, près le Collège de France, et demande-lui le Lotus de la Bonne Loi, traduit, je crois, par Foucaux[1]. Ce doit être un in-4o. Si c’était trop cher, c’est-à-dire si ça dépassait 20 francs, je m’en priverais. Sinon, achète-le, et envoie-le moi par le chemin de fer. Je ne peux pas me débrouiller avec mes dieux de l’Inde ! J’aurais besoin, pour mon travail, d’être à Paris, afin de consulter un tas de livres et de causer avec des savants spéciaux ! Monsieur est agacé…

Dis-moi ce que tu as fait relativement aux comptes de ta grand’mère : 1o As-tu additionné toutes les notes à payer ? En as-tu payé quelques-unes ? Je ne sais pas ce que je dois faire. 2o Quels sont les gages de ses deux bonnes ?

Ta grand’mère a été hier à Rouen, ce qui l’a un peu fatiguée. Cependant elle ne va pas plus mal et me semble moins triste qu’il y a quinze jours.

Raoul-Duval est venu déjeuner à Croisset lundi. Je l’ai trouvé très calme et très raisonnable, chose rare. Hier, j’ai eu la visite de Georges Pouchet qui n’a nullement été arrêté, comme on l’avait dit. Demain nous aurons à dîner ta tante Achille. Voilà, ma chérie, toutes les nouvelles.

Je pense à toi et je te regrette.

Les prévisions de ton mari étaient justes quant au sieur Dumas : « il vise à la députation !!! ».

L’idée seule de mes contemporains me fatigue.


  1. Le Lotus de la Bonne Loi a été traduit par E. Burnouf. Paris, 1812, 1 vol. in-4o (Imprimerie Nationale).