Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1183

Louis Conard (Volume 6p. 248-249).

1183. À GEORGE SAND.
Croisset, dimanche soir [11 juin 1871].
Chère Maître,

Jamais je n’ai eu plus envie, plus besoin de vous voir que maintenant. J’arrive de Paris et je ne sais à qui parler. J’étouffe. Je suis accablé ou plutôt écœuré.

L’odeur des cadavres me dégoûte moins que les miasmes d’égoïsme s’exhalant par toutes les bouches. La vue des ruines n’est rien auprès de l’immense bête parisienne. À de très rares exceptions près, tout le monde m’a paru bon à lier.

Une moitié de la population a envie d’étrangler l’autre, qui lui porte le même intérêt. Cela se lit clairement dans les yeux des passants.

Et les Prussiens n’existent plus ! On les excuse et on les admire. Les « gens raisonnables » veulent se faire naturaliser Allemands ! Je vous assure que c’est à désespérer de l’espèce humaine.

J’irai à Versailles jeudi. La Droite fait peur par ses excès. Le vote sur les Orléans[1] est une concession qu’on lui a faite, pour ne pas l’irriter et avoir le temps de se préparer contre elle.

J’excepte de la folie générale Renan, qui m’a paru, au contraire, très philosophe, et le bon Soulié, qui m’a chargé de vous dire mille choses tendres.

J’ai recueilli une foule de détails horribles et inédits, et dont je vous fais grâce.

Mon petit voyage à Paris m’a extrêmement troublé, et je vais avoir du mal à me remettre à la pioche.

Que dites-vous de mon ami Maury, qui a maintenu le drapeau tricolore sur les Archives tout le temps de la Commune ? Je crois peu de gens capables d’une pareille crânerie.

Quand l’histoire débrouillera l’incendie de Paris, elle y trouvera bien des éléments, parmi lesquels il y a, sans aucun doute : 1o  la Prusse, et 2o  les gens de Badinguet : on n’a plus aucune preuve écrite contre l’empire, et Haussmann va se présenter hardiment aux élections de Paris.

Avez-vous lu, parmi les documents trouvés aux tuileries en septembre dernier, un plan de roman par Isidore ? Quel scénario !


  1. Abrogation des lois d’exil qui avaient frappé les princes de la maison d’Orléans sous le second Empire.