Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1181

Louis Conard (Volume 6p. 245-246).

1181. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Croisset, lundi soir [1 juin 1871].

Vous savez maintenant ce que signifiait mon télégramme, et vous devez comprendre quelle a été mon inquiétude ; c’est encore une amabilité des bons journaux. Je me doutais bien que la nouvelle était fausse et cependant une certaine angoisse m’oppressait. La vue de votre chère écriture m’a enlevé un poids de derrière le cœur.

Eh bien, Princesse, vos sinistres prédictions se trouvent démenties. La Commune de Paris, loin de s’étendre à toute la France, en est à ses dernières convulsions et, dans une huitaine de jours sans doute, on pourra rentrer dans cette ville maudite et adorée. Je n’ai pas envie de la revoir et, d’ici à longtemps probablement, les séjours que j’y ferai seront courts. J’ai bien envie de rendre mon petit logis à son propriétaire. Le voisinage de la rue de Courcelles me sera si pénible ! Mais d’ici au mois de janvier qui sait ce qui arrivera ?

Je continue à travailler au milieu de la tristesse affreuse où me plonge sans relâche la compagnie de ma mère. Dieu vous préserve de voir la dégradation physique et morale de ceux qui vous sont chers ! Ah quelles amertumes j’ai avalées depuis deux ans !

Je me propose comme une joie d’aller vous faire une forte visite au mois de juillet ou au mois d’août. Renoncez en ce moment à votre voyage d’Italie. La Fortune est changeante. Attendez. Je ne veux vous donner aucun espoir, mais je voudrais vous retirer la désespérance.

Savez-vous ce qui m’effraie pour l’avenir prochain de la France ? C’est la réaction qui va se faire. Peu importe le nom dont elle se couvrira, elle sera anti-libérale. La peur de la Sociale va nous jeter dans un régime conservateur d’une bêtise renforcée. N’importe ! L’arrestation de Rochefort m’a causé un moment de gaieté. Ce n’est pas lui que je voudrais voir puni, ou plutôt je voudrais voir étouffés dans la boue, avec sa sotte personne, tous les crétins qui se pâmèrent devant son style ! Quand je songe à la gigantesque stupidité de ma patrie, je me demande si elle a été suffisamment châtiée ?…

J’ai rencontré par hasard le duc d’Albufera et Boittelle. Je n’ai depuis longtemps aucune nouvelle de Mme Sand. Me garde-t-elle rancune à propos de mes lettres « désillusionnantes » ? Je crois que non, cependant. Je la calomnie. Comme Thiers vient de nous rendre un très grand service, avant un mois il sera l’homme le plus exécré de son pays ; c’est dans l’ordre[1]. Il se pourrait aussi qu’on prorogeât ses pouvoirs pour deux ans et, dans ce cas-là, les amis se remueraient pour vous prouver que tous ne sont pas oublieux.

Donnez-moi de vos lignes fréquemment.

Je vous baise les deux mains et suis, Princesse, votre fidèle et dévoué.


  1. M. Thiers fut élevé à la première magistrature de la République le 1er septembre 1871.