Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1177

Louis Conard (Volume 6p. 237-238).

1177. À MADAME MAURICE SCHLÉSINGER.
Croisset, dimanche [28 juillet 1867].

Vous n’avez donc pas reçu une lettre de moi, il y a un mois, dès que j’ai su la mort de Maurice ?

Comme la vôtre m’a fait plaisir hier, vieille amie, toujours chère, oui, toujours ! Pardonnez à mon égoïsme, j’avais espéré un moment que vous reviendriez vivre en France avec votre fils (sans songer à vos petits-enfants), et j’espérais que la fin de ma vie se passerait non loin de vous. Quant à vous voir en Allemagne, c’est un pays où, volontairement, je ne mettrai jamais les pieds. J’ai assez vu d’Allemands cette année pour souhaiter n’en revoir aucun et je n’admets pas qu’un Français qui se respecte daigne se trouver pendant même une minute avec aucun de ces messieurs, si charmants qu’ils puissent être. Ils ont nos pendules, notre argent et nos terres : qu’ils les gardent et qu’on n’en entende plus parler ! Je voulais vous écrire des tendresses, et voilà l’amertume qui déborde ! Ah ! c’est que j’ai souffert depuis dix mois, horriblement — souffert à devenir fou et à me tuer ! Je me suis remis au travail cependant ; je tâche de me griser avec de l’encre, comme d’autres se grisent avec de l’eau-de-vie, afin d’oublier les malheurs publics et mes tristesses particulières. La plus grande, c’est la compagnie de ma pauvre maman. Comme elle vieillit ! comme elle s’affaiblit ! Dieu vous préserve d’assister à la dégradation de ceux que vous aimez !

Est-ce que c’est vrai ? Viendriez-vous en France au mois de septembre ? Il faudra m’avertir d’avance pour que je ne manque pas votre visite. Vous rappelez-vous la dernière ? Donc, au mois de septembre, n’est-ce pas ? D’ici là, je vous baise les deux mains bien longuement.

À vous toujours.