Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1154

Louis Conard (Volume 6p. 206-207).

1154. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Samedi [4 mars 1871].

Eh bien ? c’est fini ! La honte est bue ! mais pas digérée[1]. Comme j’ai pensé à vous mercredi et comme j’ai souffert ! Toute la journée j’ai vu les faisceaux des Prussiens briller au soleil dans l’avenue des Champs-Élysées et j’entendais leur musique, leur odieuse musique sonner sous l’arc de Triomphe ! L’homme qui dort aux Invalides devait s’en retourner de rage dans son tombeau !

Dans quel monde nous allons entrer ! Dumas, que j’ai vu hier (et qui doit être avec vous maintenant), m’a dit que Paris était inhabitable.

Il faut pourtant que j’y aille afin d’avoir des habits, car je suis presque en guenilles, puis, j’irai vous voir. Mais les chemins de fer me paraissent peu commodes, et je reviendrai ici probablement pour prendre la voie de mer.

Je m’étonne de tout ce qu’on peut souffrir sans mourir. Personne n’est plus ravagé que moi par cette catastrophe. Je suis comme Rachel : « Je ne veux pas être consolé ». Je tâcherai de m’habituer au désespoir fixe.

Et voilà le soleil qui brille comme en plein été ! Quelle ironie ! et comme la nature se moque de nous !

Quand Giraud[2] sera revenu près de vous, dites-lui bien que je le plains avec tout ce qui me reste de larmes !

À bientôt, n’est-ce pas ? Et plus que jamais et toujours croyez, je vous prie, à l’affection profonde de votre

G Flaubert.

  1. Le 1er mars 1871 l’Assemblée Nationale confirma la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie, et accepta les conditions de paix imposées par l’Allemagne, dont le défilé solennel des Allemands aux Champs-Élysées.
  2. Eugène Giraud venait de perdre son fils Victor, peintre de grand avenir, dont le Marchand d’esclaves est au Louvre et le dernier tableau, le Retour du Mari, au musée de Montpellier.