Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1152

Louis Conard (Volume 6p. 204-205).

1152. PROBABLEMENT À GONCOURT.
Croisset près Rouen, [16 mars 1871].
Mon cher ami,

Votre lettre m’a fait bien du plaisir. De ce côté-là c’est une inquiétude de moins.

Je ne sais pas comment je ne suis pas mort de rage et de chagrin, cet hiver ! Les parisiens qui ont beaucoup souffert ne se doutent pas de ce que c’est que l’invasion. Avoir ces cocos-là chez soi dépasse toute douleur.

Nous nous raconterons (prochainement je l’espère) nos impressions prussiennes et vous verrez que je n’ai pas été épargné.

Ma santé physique est rétablie, mais le moral reste profondément attaqué, et je ne crois pas qu’il revienne.

Oui ! j’avais des illusions ! je ne croyais pas à tant de sottise et de férocité. J’en veux à mon époque de m’avoir donné les sentiments d’une brute du XIIe siècle ! Quelle reculade !

Dans quelque temps l’Europe entière portera l’uniforme ! Tout le monde sera soldat ! Que veut dire le mot : Progrès ?

Nous allons entrer dans un ordre de choses hideux, où toute délicatesse d’esprit sera impossible. Paganisme, christianisme, muflisme, voilà les trois grandes évolutions de l’humanité. Nous touchons à la dernière.

Ici, à Rouen nous n’en avons pas fini. On s’y flanque des coups de sabre et des coups de couteau très proprement. L’histoire des drapeaux noirs (que vous savez, sans doute, par les journaux) a exaspéré les Prussiens, et le bon rouennais tourne à l’espagnol. Depuis hier, cependant, on se calme.

Je sais que Baudry va bien. Vous me verrez probablement dans une quinzaine de jours.

D’ici là, je vous serre les deux mains bien fort et suis tout à vous.