Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1149

Louis Conard (Volume 6p. 198-200).

1149. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Samedi soir [18 février 1871].

Je ne vous ai pas écrit parce que nous avons été du 5 décembre au 1er  février complètement bloqués, comme dans une ville assiégée. Il était difficile de voyager dans un rayon de cinq lieues. On a été pendant un mois sans pouvoir correspondre de Rouen à Dieppe !

Vous dire ce que j’ai souffert est impossible ; tous les chagrins que j’ai eus dans ma vie, en les accumulant les uns sur les autres, n’égalent pas celui-là. Je passais mes nuits à râler dans mon lit comme un agonisant ; j’ai cru par moments mourir et je l’ai fortement souhaité, je vous le jure. Je ne sais pas comment je ne suis pas devenu fou ! Je n’en reviendrai pas ! à moins de perdre la mémoire de ces abominables jours.

J’ai été chassé de Croisset par les Prussiens qui, pendant quarante-cinq jours, ont occupé tous les appartements. Ils étaient dix, dont trois officiers, sans compter six chevaux. À Rouen, où nous nous étions réfugiés ma mère et moi, nous en avons eu quatre. Le conseil municipal, dont mon frère fait partie, a délibéré sous les balles de l’aimable peuple. On a même cru, dans la ville, pendant une heure, que mon frère était tué.

Ici à Dieppe (où j’ai amené ma mère depuis que sa petite fille est revenue d’Angleterre) nous avons été cette semaine menacés du pillage et ces messieurs ont saccagé les maisons de quatre conseillers municipaux. Il a fallu, de nouveau, enfermer dans la terre les objets précieux ! Pendant ce temps-là, nous étions menacés à Croisset d’un sort pareil. Mais tout ce qui se passe depuis l’armistice n’est rien. Le pire a été les premiers temps de l’occupation. Tout ce que vous avez lu n’en donne aucune idée. Je fais des efforts pour n’y plus penser ; cela m’est impossible.

J’ai eu une lettre d’Edmond de Goncourt qui me donne des nouvelles de Théo (tous les deux vont bien).

Dumas, que je vois souvent, m’a donné des vôtres, dès que je suis arrivé ici, c’est-à-dire il y a dix jours. Son conseil est bon : n’essayez pas de revenir à Paris maintenant, ce serait imprudent.

Nous nous réjouissons tous les deux à l’idée d’aller bientôt vous faire une petite visite. Comme vous revoir me détendra le cœur !

J’imagine que la paix sera signée d’ici à cinq ou six jours ! Voilà Thiers président de la République, maintenant ! La gardera-t-il, ou la livrera-t-il aux Orléans ? Ah ! que mon époque m’ennuie !

Il me semble que cette guerre dure depuis cinquante ans, que toute ma vie jusqu’à elle n’a été qu’un songe, et qu’on aura toujours les Prussiens sur le dos.

J’ai voulu me remettre au travail, mais j’ai encore la tête trop faible ; ma meilleure occupation, c’est de rêver au passé, où votre figure fait, pour moi, une grande lumière douce.

Patience et courage ! Peut-être que dans quelques mois nous causerons de tout cela rue de Courcelles.

À vous fortement et tendrement.