Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1073

Louis Conard (Volume 6p. 82-83).

1073. À SA NIÈCE CAROLINE.
Jeudi, 10 heures, 14 octobre 1869.

Mais, mon pauvre loulou, je ne t’ai pas écrit parce que je ne savais pas si tu étais à Saint-Martin ou à Neuville. Est-ce que je ne t’ai pas envoyé de chez la Princesse une lettre à Saint-Martin ? Crois-tu que je n’aie pas pensé à toi depuis quinze jours, pauvre chérie ? Est-ce supposable ?

Accepte donc mes excuses et mes remerciements, chère Madame, pour la délicieuse hospitalité, etc.

Je ne suis pas gai ! Saint-Beuve est mort hier, à 1 heure et demie de l’après-midi. Je suis arrivé chez lui comme il venait d’expirer. Quoique celui-là ne fût pas un intime, sa disparition de ce monde m’afflige profondément. Le cercle des gens avec lesquels je peux causer se rétrécit. La petite bande diminue. Les rares naufragés de la Méduse s’anéantissent. J’avais fait l’Éducation sentimentale en partie pour Saint-Beuve. Il sera mort sans en connaître une ligne ! Bouilhet n’en a pas entendu les deux derniers chapitres. Voilà nos projets ! L’année 1869 aura été dure pour moi ! Je vais donc encore me trimbaler dans les cimetières ! Causons d’autre chose.

Je t’engage, mon Carolo, à faire à Paris un voyage où tu régleras ton emménagement, puis à revenir à Croisset. Autrement, tu vas rester un temps infini à l’hôtel où tu te mangeras le sang

MM. les ouvriers de Mulhouse étant en grève, je n’aurai que dans un mois l’étoffe qu’il me faut pour mes rideaux, mes portières, deux fauteuils et un canapé-lit. Quant au reste, ce sera prêt à la fin de l’autre semaine. Espérons-le !

Mon roman paraîtra, à ce que dit l’imprimeur, à la fin de ce mois ; mais je n’en crois rien. S’il paraît le 10 ou le 12 novembre, on aura le temps de le lire avant l’ouverture de la Chambre. Tu n’imagines pas comme il m’intéresse peu ! Ce que je voudrais, ce serait d’être à Croisset, tranquillement, entre toi et notre pauvre vieille, à travailler Saint Antoine. Tel est mon caractère.

Il m’ennuie de ta gentille personne et de ta spirituelle compagnie.

Ton vieil oncle.

N.-B. — Fais-moi le plaisir de m’acheter chez Magnier 12 boîtes des fameuses pastilles. Elles ont eu un tel succès chez la Princesse que je suis contraint de les avoir pour en faire des générosités.

P.-S. — Ne pas donner la commission au consul de Turquie, parce qu’il l’oublierait. Embrasser de ma part ledit agent diplomatique.