Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1032

Louis Conard (Volume 6p. 35-37).

1032. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset.] Mercredi, 7 juillet 1869.

Quelle bonne lettre tu m’as écrite, mon pauvre loulou ! (je parle de celle du 27 juin). Nous avons, hier, reçu votre dépêche de Drontheim.

J’y ai répondu, une heure après, en revenant de conduire au chemin de fer ta bonne maman et les dames Vasse. Il me semble que vous n’allez pas tarder à revenir ? Savez-vous maintenant l’époque à peu près certaine de votre retour ?

Monseigneur est parti pour Vichy il y a huit jours ; il ira ensuite au Mont-Dore. On ne sait pas au juste ce qu’il a. Sa terrible hypocondrie doit avoir une cause organique. Mais peut-être que non ! il m’a navré les deux dernières fois que je l’ai vu. Sa maladie, outre qu’elle m’afflige beaucoup, pour lui, me gêne dans mes petites affaires personnelles, car nous devions ensemble revoir mon roman. Quand sera-t-il en état de s’occuper de cette besogne ? S’il ne revient pas dès le commencement d’août, je serai obligé de revenir ici dans le mois de septembre. Tout cela détraque mes vacances ; mais il faut avoir de la philosophie !

Croirais-tu que je ne pense pas du tout à mon roman ? Saint Antoine m’occupe entièrement, d’une part ; et de l’autre, je brûle de m’installer dans mon logement de la rue Murillo.

Cette lettre a été interrompue deux fois : la première, par la visite de Mme Heuzey et de sa fille qui sont venues m’inviter à dîner pour aujourd’hui, et la seconde, par la visite du citoyen Raoul-Duval, accompagné de son épouse. J’ai donc dîné aujourd’hui à Rouen (j’y retourne demain, pour dîner chez Lapierre). Tu vois que je me vautre, que je me dégrade ; cependant, j’ai refusé d’aller aux courses, dimanche dernier, et on m’avait offert une place dans la « Loge des autorités ! » Le festin chez la mère Heuzey a été des plus gais ; j’étais à côté de Mme Chauchart, mais les lumières lui vont mieux que le grand jour. En revanche, Mme Mazeline m’a semblé plus jolie que jamais. Enfin, j’étais si bien disposé que D*** ne m’a pas agacé. Quel miracle !

Comme tu as l’air de t’amuser, mon Carolo ! N’est-ce pas que c’est bon, les voyages ? Je comprends parfaitement ton envie de voir la Grèce et l’Italie. Je dirai plus, je t’engage à y céder. Tu m’as fait rire avec ta description des « lions » suédois ; j’aurais voulu voir Ernest étaler ses grâces dans des polkas échevelées ! Vous allez rester dans la tête de ces braves gens-là comme le type du chic parisien. Ils vous ont trouvé un « cachet plein de distinction », j’en suis sûr.

Je ne vois aucune nouvelle à vous narrer. La politique est au calme. On s’attend cependant à des changements ministériels, à des réformes libérales. Il faudra bien que l’Empereur en passe par là. Quant à de l’agitation, il n’y en a aucune.

Hier, sur le bateau de la Bouille, j’ai vu une chose gigantesque, à savoir deux plats montés pour le repas de noces de Mlle Hardel ! Quelle architecture ! Le pâtissier se tenait debout auprès, et « l’éluite » venait les examiner. Ces deux pâtisseries, hautes d’un pied et demi, étaient terminées par une sylphide ou ange portant des couronnes.

Le reste demanderait une page de description.

Je suis bien content de savoir qu’Ernest fait de bonnes affaires ; car je vous souhaite une montagne d’or, mes chers enfants.

Tu serais bien aimable de m’écrire comment s’est passé votre voyage en Suède et Norvège.

Je vous embrasse.