Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1015

Louis Conard (Volume 6p. 10-11).

1015. À MICHELET.
Croisset, 2 février 1869.
Mon cher Maître,

J’ai reçu avant-hier votre Préface de la Terreur et je vous en remercie du fond de l’âme. Ce n’est pas du souvenir que je vous remercie, car je suis accoutumé à vos bienveillances — mais de la chose en elle-même.

Je hais comme vous la prêtraille jacobine, Robespierre et ses fils que je connais pour les avoir lus et fréquentés.

Le livre que je finis maintenant m’a forcé à étudier un peu le socialisme. Je crois qu’une partie de nos maux viennent du néo-catholicisme républicain.

J’ai relevé dans les prétendus hommes du progrès, à commencer par Saint-Simon et à finir par Proudhon, les plus étranges citations. Tous partent de la révélation religieuse.

Ces études-là m’ont amené à lire les Préfaces de Buchez. La démocratie moderne ne les a point dépassées. Rappelez vous l’indignation qu’a excitée le livre de Guizot.

Si la République revenait demain, on re-bénirait les arbres de la Liberté, j’en suis sûr. Ils trouveraient cela « politique ».

J’ai lu, cet hiver, au coin de mon feu, quatorze volumes de l’histoire parlementaire. Ce qui m’a fait relire pour la six ou septième fois votre Révolution, c’est que j’ai eu des remords à votre endroit. Il m’a semblé, mon cher maître, que, jusqu’à présent, je n’avais pas eu pour vous assez d’admiration. La connaissance matérielle des faits m’a permis de mieux apprécier votre extraordinaire mérite. Quelle perspicacité et quelle justice ! J’omets tout le reste, pour n’avoir pas l’air d’un courtisan.

J’espère vous voir à la fin du mois prochain, vers Pâques, et causer longtemps avec vous.

Je vous prie de me rappeler au souvenir de Mme Michelet et de me croire plus que jamais, mon cher maître,

Votre tout dévoué.