Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1013

Louis Conard (Volume 6p. 6-9).

1013. À GEORGE SAND.
Croisset, mardi 2 février 1869.
Ma chère Maître,

Vous voyez en votre vieux troubadour un homme éreinté. J’ai passé huit jours à Paris, à la recherche de renseignements, assommants (sept à neuf heures de fiacre tous les jours, ce qui est un joli moyen de faire fortune avec la littérature. Enfin !)

Je viens de relire mon plan. Tout ce que j’ai encore à écrire m’épouvante, ou plutôt m’écœure à vomir. Il en est toujours ainsi, quand je me remets au travail. C’est alors que je m’ennuie, que je m’ennuie, que je m’ennuie ! Mais cette fois dépasse toutes les autres ! Voilà pourquoi je redoute tant les interruptions dans la pioche ! Je ne pouvais faire autrement, cependant. Je me suis trimbalé aux Pompes funèbres, au Père-Lachaise, dans la vallée de Montmorency, le long des boutiques d’objets religieux, etc[1].

Bref, j’en ai encore pour quatre ou cinq mois. Quel bon « ouf » je pousserai quand ce sera fini, et que je ne suis pas près de refaire des bourgeois ! Il est temps que je m’amuse.

J’ai vu Sainte-Beuve et la princesse Mathilde, et je connais à fond l’histoire de leur rupture, qui me paraît irrévocable. Sainte-Beuve a été indigné contre Dalloz et est passé au Temps. La Princesse l’a supplié de n’en rien faire. Il ne l’a pas écoutée. Voilà tout. Mon jugement là-dessus, si vous tenez à le savoir, est celui-ci : le premier tort est à la Princesse, qui a été vive ; mais le second, et le plus grave, est au père Beuve, qui ne s’est pas conduit en galant homme. Quand on a pour ami un aussi bon bougre, et que cet ami vous a donné trente mille livres de rente, on lui doit des égards. Il me semble qu’à la place de Sainte-Beuve, j’aurais dit : « Ça vous déplaît, n’en parlons plus ! » Il a manqué de manières et d’attitude. Ce qui m’a un peu dégoûté, entre nous, c’est l’éloge qu’il m’a fait de l’empereur ! Oui, à moi ! l’éloge de Badinguet ! — Et nous étions seuls !

La Princesse avait pris, dès le début, la chose trop sérieusement. Je le lui ai écrit, en donnant raison à Sainte-Beuve, lequel, j’en suis sûr, m’a trouvé froid. C’est alors que, pour se justifier par devers moi, il m’a fait ces protestations d’amour « isidorien[2] » qui m’ont un peu humilié ; car c’était me prendre pour un franc imbécile.

Je crois qu’il se prépare des funérailles à la Béranger et que la popularité d’Hugo le rend jaloux. Pourquoi écrire dans les journaux quand on peut faire des livres et qu’on ne crève pas de faim ? Il est loin d’être un sage, celui-là ; il n’est pas comme vous !

Votre force me charme et me stupéfie. Je dis la force de toute la personne, pas celle du cerveau seulement.

Vous me parlez de la critique dans votre dernière lettre, en me disant qu’elle disparaîtra prochainement. Je crois, au contraire, qu’elle est tout au plus à son aurore. On a pris le contre-pied de la précédente, mais rien de plus. Du temps de La Harpe, on était grammairien ; du temps de Sainte-Beuve et de Taine, on est historien. Quand sera-t-on artiste, rien qu’artiste, mais bien artiste ? Où connaissez-vous une critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi, d’une façon intense ? On analyse très finement le milieu où elle s’est produite et les causes qui l’ont amenée ; mais la poétique insciente ? d’où elle résulte ? sa composition, son style ? le point de vue de l’auteur ? Jamais !

Il faudrait pour cette critique-là une grande imagination et une grande bonté, je veux dire une faculté d’enthousiasme toujours prête, et puis du goût, qualité rare, même dans les meilleurs, — si bien qu’on n’en parle plus du tout.

Ce qui m’indigne tous les jours, c’est de voir mettre sur le même rang un chef-d’œuvre et une turpitude. On exalte les petits et on rabaisse les grands ; rien n’est plus bête ni plus immoral.

J’ai été pris, au Père-Lachaise, d’un dégoût de l’humanité profond et douloureux. Vous n’imaginez pas le fétichisme des tombeaux. Le vrai Parisien est plus idolâtre qu’un nègre ! ça m’a donné envie de me coucher dans une des fosses.

Et les gens avancés croient qu’il n’y a rien de mieux à faire que de réhabiliter Robespierre ! Voir le livre de Hamel[3] ! Si la République revenait, ils rebéniraient les arbres de la Liberté par politique, et croyant cette mesure-là forte.

Quand se verra-t-on ? Je compte être à Paris de Pâques à la fin de mai. Cet été, j’irai vous voir à Nohant. Je le jure.


  1. Voir l’enterrement de M. d’Ambreuse dans l’Éducation sentimentale.
  2. On a vu précédemment que Isidore était le surnom donné par Flaubert à Napoléon III.
  3. Monsieur Michelet, historien. Paris, Dentu, 1869.