Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0991

Louis Conard (Volume 5p. 404-405).

991. À GEORGE SAND.
Croisset, mercredi soir, 9 septembre [1868].

Est-ce une conduite, cela, chère maître ? Voilà près de deux mois que vous n’avez écrit à votre vieux troubadour ! Êtes-vous à Paris, à Nohant ou ailleurs ?

On dit que Cadio est présentement en répétition à la Porte-Saint-Martin (vous êtes donc fâchés, vous et Chilly ?) On dit que Thuillier fera sa réapparition dans votre pièce. (Mais je la croyais mourante — Thuillier, pas votre pièce.) Et quand le jouera-t-on, ce Cadio ? Êtes-vous contente ? Etc.

Je vis absolument comme une huître. Mon roman est le rocher qui m’attache, et je ne sais rien de ce qui se passe dans le monde.

Je ne lis même pas ou plutôt n’ai pas lu la Lanterne ! Rochefort me scie, entre nous. Il faut de la bravoure pour oser dire timidement que ce n’est peut-être pas le premier écrivain du siècle. Ô Velches ! Velches ! comme soupirait (ou rugissait) M. de Voltaire ! Mais, à propos du même Rochefort, ont-ils été assez couennes ? Quels pauvres gens !

Et Sainte-Beuve ? le voyez-vous ? Moi, je travaille furieusement. Je viens de faire une description de la forêt de Fontainebleau, qui m’a donné envie de me pendre à un de ses arbres. Comme je m’étais interrompu pendant trois semaines, j’ai eu un mal abominable pour me remettre en train. Je suis de l’acabit des chameaux, qu’on ne peut ni arrêter quand ils marchent, ni faire partir quand ils se reposent. J’en ai encore pour un an. Après quoi, je lâche les bourgeois définitivement. C’est trop difficile, et en somme trop laid. Il serait temps de faire quelque chose de beau et qui me plaise.

Ce qui me plairait bien pour le quart d’heure, ce serait de vous embrasser. Quand sera-ce ? D’ici là, mille bonnes tendresses.