Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0986

Louis Conard (Volume 5p. 396-397).

986. À GEORGE SAND.
Dieppe, lundi [10 août 1868].

Mais oui, chère maître, j’étais à Paris par cette chaleur trop picale (comme dit M. X***, le gouverneur du château de Versailles), et j’y ai sué fortement. J’ai été deux fois à Fontainebleau, et la seconde fois, selon votre avis, j’ai vu les sables d’Arbonne. C’est tellement beau que j’ai « cuydé » en avoir le vertige.

J’ai été aussi à Saint-Gratien. Me voilà à Dieppe, et mercredi je serai à Croisset, pour n’en plus bouger d’ici à longtemps ; il faut avancer le roman.

Hier, j’ai vu Dumas ; nous avons parlé de vous, bien entendu, et comme je le reverrai demain, nous en reparlerons.

Je me suis mal expliqué, si je vous ai dit que mon livre « accusera les patriotes de tout le mal » ; je ne me reconnais pas le droit d’accuser personne. Je ne crois même pas que le romancier doive exprimer son opinion sur les choses de ce monde. Il peut la communiquer, mais je n’aime pas à ce qu’il la dise. (Cela fait partie de ma poétique, à moi.) Je me borne donc à exposer les choses telles qu’elles me paraissent, à exprimer ce qui me semble le vrai. Tant pis pour les conséquences. Riches ou pauvres, vainqueurs ou vaincus, je n’admets rien de tout cela. Je ne veux avoir ni amour, ni haine, ni pitié, ni colère. Quant à de la sympathie, c’est différent : jamais on n’en a assez. Les réactionnaires, du reste, seront encore moins ménagés que les autres, car ils me semblent plus criminels.

Est-ce qu’il n’est pas temps de faire entrer la Justice dans l’Art ? L’impartialité de la peinture atteindrait alors à la majesté de la loi, — et à la précision de la science !

Enfin, comme j’ai dans votre grand esprit une confiance absolue, quand ma troisième partie sera terminée, je vous la lirai, et s’il y a dans mon travail quelque chose qui vous semble méchant, je l’enlèverai.

Mais je suis d’avance convaincu que vous ne me ferez pas une objection.

Quant à des allusions à des individus, il n’y en a pas l’ombre.

Le prince Napoléon, que j’ai vu jeudi chez sa sœur, m’a demandé de vos nouvelles et m’a fait l’éloge de Maurice. La princesse Mathilde m’a dit qu’elle vous trouvait « charmante », ce qui fait que je l’aime un peu plus qu’auparavant.

Comment ? les répétitions de Cadio vous empêcheront de venir voir votre pauvre vieux cet automne ? Pas possible, pas possible. Je connais Fréville, c’est un homme excellent et très lettré.