Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0976

Louis Conard (Volume 5p. 385-386).

976. À GEORGE SAND.
Croisset, dimanche, 5 juillet 1868.

J’ai violemment bûché depuis six semaines. Les patriotes ne me pardonneront pas ce livre, ni les réactionnaires non plus ! Tant pis ; j’écris les choses comme je les sens, c’est-à-dire comme je crois qu’elles existent. Est-ce bêtise de ma part ? Mais il me semble que notre malheur vient exclusivement des gens de notre bord. Ce que je trouve de christianisme dans le socialisme est énorme. Voilà deux petites notes qui sont là, sur ma table :

« Ce système (le sien) n’est pas un système de désordre, car il a sa source dans l’Évangile, et de cette source divine ne peuvent découler la haine, les guerres, le froissement de tous les intérêts ! Car la doctrine formulée de l’Évangile est une doctrine de paix, d’union, d’amour. » (L. Blanc.)

« J’oserai même avancer qu’avec le respect du dimanche s’est éteinte dans l’âme de nos rimeurs la dernière étincelle du feu poétique. On l’a dit : sans la religion, pas de poésie ! » (Proudhon.)

À propos de celui-là, je vous supplie, chère maître, de lire, à la suite de son livre sur la célébration du dimanche, une histoire d’amour intitulée, je crois, Marie et Maxime. Il faut connaître ça pour avoir une idée du style des penseurs. C’est à mettre en parallèle avec le Voyage en Bretagne, du grand Veuillot, dans Çà et là. Ce qui n’empêche pas que nous avons des amis très admirateurs de ces deux messieurs.

Quand je serai vieux, je ferai de la critique ; ça me soulagera, car souvent j’étouffe d’opinions rentrées. Personne, mieux que moi, ne comprend les indignations de Boileau contre le mauvais goût : « Les bêtises que j’entends dire à l’Académie hâtent ma fin. » Voilà un homme.

Toutes les fois, maintenant, que j’entends la chaîne des bateaux à vapeur, je songe à vous, et ce bruit-là m’irrite moins, en me disant qu’il vous plaît. Quel clair de lune il fait cette nuit sur la rivière !