Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0963
Je n’ai rien à te dire, si ce n’est que je m’ennuie de toi beaucoup et que j’ai fort envie de te voir.
N. B. — Fais-moi le plaisir de demander à ton époux combien j’ai à attendre de lui le 1er avril. Car, depuis le 1er janvier, mes vastes capitaux déposés en ses mains se sont accrus par l’apport nouveau de… est-ce mille ou deux mille francs ? Je ne sais plus.
Oui, ma belle nièce, j’admire beaucoup les Châtiments, et je trouve ces vers-là HÉNAURMES ! Bien que le fond du livre soit bête, car c’était la France, le peuple, qu’il fallait engueuler.
Je ne connais pas l’ouvrage de Büchner dont tu me parles ; mais je vois avec plaisir que mon ancienne élève se livre à des lectures sérieuses. Quant à mon avis sur ces choses, le voici en un mot : je ne sais pas ce que veulent dire ces deux substantifs Matière et Esprit ; on ne connaît pas plus l’une que l’autre. Ce ne sont peut-être que deux abstractions de notre intelligence. Bref, je trouve le Matérialisme et le Spiritualisme deux impertinences égales.
Demande à Monseigneur de te prêter le Banquet et le Phédon de Platon (dans la traduction de Cousin). Puisque tu aimes l’idéal, mon Loulou, tu le boiras, dans ces livres, à la source même. Comme art, c’est merveilleux.
J’ai dîné hier chez Bataille[1], avec le duc et la duchesse de Persigny, le terrible Jollibois et l’ancienne sous-préfète de Mantes, Mme de Marcilly. Ce brave Bataille a encore reparlé du bon dîner que ta grand’mère lui a donné l’année dernière ; il a l’estomac reconnaissant. (C’est, du reste, un bon père de famille ; la façon dont il bécotait sa petite fille m’a attendri.) Il s’est aussi étendu sur la beauté de Mme Fortin. Après quoi j’ai été chez la Princesse, où j’ai vu plusieurs anges. Quelles plumes, n… de D… !
As-tu lu Thérèse Raquin ?
Jeudi, probablement, je dînerai avec mon chéri Tourgueneff, qui vient de publier un nouveau roman que je t’engage à lire : Fumée.
Je me suis livré cette semaine à des recherches dans les vieux Tintamarres, ce qui fait que mon répertoire de calembours s’est accru : je pourrai briller à la noce d’Émilie[2].
Adieu, ma chère Caro, je t’embrasse tendrement.