Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0930

Louis Conard (Volume 5p. 320-324).

930. À MADEMOISELLE AMÉLIE BOSQUET.
Croisset, mardi soir [septembre 1867].
Ma chère Amie,

Si je n’avais pas pour votre esprit beaucoup d’estime et pour votre personne beaucoup d’affection, je vous dirais tout simplement que Jacqueline de Vardon est un chef-d’œuvre, au lieu de vous envoyer l’abominable lettre que vous allez lire. Rassurez-vous cependant ; je pense de votre roman beaucoup de bien ; par places, il y a des choses excellentes, mais je blâme radicalement sa conduite, et je trouve que vous vous lâchez beaucoup sous le rapport de l’écriture. Vous étiez plus sévère autrefois, quand vous lisiez de meilleure littérature et que vous n’imprimiez pas. Il me semble que Paris vous perd.

Je commence !

Et d’abord pourquoi la première description, celle des environs de Jumièges, description qui n’a aucune influence sur aucun des personnages du livre, et qui est mangée, d’ailleurs, par une autre qui vient immédiatement, celle de Rouen ? Celle-la est magistrale en soi, et excellente parce qu’elle est utile. On ne sait pas qui sont les deux femmes en scène, ni qui est ce M. Louis, ni qui est Mlle Vardon. Comment voulez-vous alors qu’on s’intéresse à elle ? Puis ça s’arrête brusquement et nous sommes transportés dans un autre pays, à Rouen.

Quant au style, je trouve dans le premier paragraphe deux relatifs se régissant : « qui embrasse l’étendue du lit qu’elle occupait », et, chose plus fâcheuse, une métaphore rococotte « les limites de son empire ». L’empire d’un fleuve ? À bas l’Empire !

Je tire mon chapeau, comme je vous l’ai dit, à la description de Rouen et à l’enfance de Jacqueline. Mais là le dialogue direct n’était pas utile, puisque vous n’êtes pas encore dans votre action. Les paroles de la bonne, qui n’est pas un personnage du livre, devaient être racontées et non dites. Vous n’observez pas les plans.

Voici quelques lignes de premier ordre : « L’orthodoxie n’est qu’une fiction, etc. », mais cela aurait dû faire la conclusion de toute la vie religieuse de Jacqueline, en être le jugement ; alors on les eût remarquées. On dirait que vous perdez à plaisir toute votre monnaie.

Votre dialogue commence par le vrai mot de la situation : « Tu n’es pas heureuse de ton mariage », mais combien il ferait plus d’effet si c’était le premier dialogue du roman ! Les silhouettes de Clémence et de son mari sont agréables, on commence à s’y intéresser, et puis on ne les revoit plus, ou presque plus.

(Et pourquoi ne les revoit-on plus ? Parce que l’auteur a voulu faire une héroïne noble. Mais les trois quarts des femmes à qui serait arrivée l’histoire de Jacqueline ne se seraient pas tuées ; Jacqueline ne s’étant pas tuée, M. de Blavy aurait pu reparaître, et qui sait le reste ?)

J’admire profondément tout votre passage sur l’addition ; mais vous me permettrez de vous dire, que Mlle de Vardon a un singulier goût en fait de toilette. Elle porte une broche camée et un bracelet de cheveux, deux horreurs ! Mais en voici une autre, plus forte : « Achevait de donner à l’ensemble de la toilette de Mlle de Vardon UN CACHET puritain !!! » et ce n’est pas la seule fois que vous avez employé cette exécrable métaphore. Ma rage est indescriptible, J’ai besoin de souffler !

Votre jeune magistrat est très bien et très vrai, plus sympathique même que vous ne croyez. La lettre du père également est bonne. Mais je ne vois pas de différence de caractère entre Mme Lizel et Clémence.

On arrive à la proposition d’aller au bal masqué ; très bien ; et le lecteur s’attend à y suivre les personnages. Pas du tout, on le mène à la campagne, et on le fait assister aux amours de deux personnages épisodiques ! Il y a là-dedans des détails gentils (bien que votre Frédéric parle tantôt comme un artiste : « Quelle charmante courbe d’épaule » et tantôt comme un notaire : « Scellons ce pacte »). Où diable avez-vous rencontré des gens qui disent : « Scellons ce pacte » ? Puis nous revenons au bal (juste au moment où l’on s’intéresse à vos deux enfants) et ce bal ne tient pas plus de place que le passage précédent.

Pourquoi n’avez-vous pas fait une description à fond de ce bal, puisqu’il a une importance décisive sur Jacqueline ? Ce qu’elle ressentait est très bien analysé, mais le tableau, où est-il ? Et Mme Lizel, est-ce que la foule ne doit pas aussi l’agiter ? Il y avait là deux émotions différentes à peindre, sans compter celle du père Dherban qui devait aussi éprouver quelque chose, nonobstant la présence de sa pupille.

Puis voici une chose excellente : « Marianne, couchez-vous, etc. », c’est inattendu et cependant à sa place. La petite scène chez le restaurant, bonne.

Le remords immédiat de Jacqueline est trop exclusivement chrétien pour une femme qui se suicidera. J’aurais voulu que l’auteur insistât plus sur l’idée de dégradation. C’est un doute que je vous soumets.

Vous avez un très bon dialogue ensuite, entre elle et son amant ; il en est de même de vos analyses psychologiques, çà et là.

Mais à quoi sert le retour de M. de Blavy et de Clémence, si ce n’est à amener un mot, un seul mot ?

Seconde scène avec Edmond, très bonne ; mais voici Jacqueline qui fait exactement à Marie ce qu’elle a fait à Clémence.

Le parallélisme, puisqu’il est voulu, devrait être plus marqué et vous deviez rappeler l’autre situation analogue, en mettant les pieds dans le plat franchement, et en insistant dessus.

Je vous assure que Jacqueline n’est pas sympathique, parce qu’elle n’a pas été suffisamment amoureuse. On donne presque raison à Dherban fils, qui ne l’a jamais trompée, en définitive, et qui est l’homme de la nature. Elle lui en veut d’avoir éprouvé une surprise des sens, et il y a dans sa colère contre lui plus d’orgueil blessé que d’amour, chose très vraie et très commune. Mais l’auteur n’a pas l’air d’en avoir conscience et semble prendre le parti de son héroïne.

Quant à la lettre finale, c’est un morceau achevé ; alors seulement on se rappelle le premier chapitre, qui est beaucoup trop loin derrière nous.

Voilà ce que j’avais à vous dire de plus dur. Il y a aussi quantités d’expressions toutes faites, d’idiotismes usés. Vous ne me paraissez pas vous inquiéter, comme autrefois, du sacro-saint style.

J’ai vidé le fond de mon sac, et je vous embrasse. Me pardonnez-vous ?