Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0921

Louis Conard (Volume 5p. 308-310).

921. À GEORGE SAND.
[Croisset, vers le 15 juin 1867].

J’ai passé trente-six heures à Paris au commencement de cette semaine, pour assister au bal des Tuileries. Sans blague aucune, c’était splendide. Paris, du reste, tourne au colossal. Cela devient fou et démesuré. Nous retournons peut-être au vieil Orient. Il me semble que des idoles vont sortir de terre. On est menacé d’une Babylone.

Pourquoi pas ? L’individu a été tellement nié par la démocratie qu’il s’abaissera jusqu’à un affaissement complet, comme sous les grands despotismes théocratiques.

Le czar de Russie m’a profondément déplu ; je l’ai trouvé pignouf. En parallèle avec le sieur Floquet qui crie, sans danger aucun : « Vive la Pologne ! » Nous avons des gens chic qui se sont fait inscrire à l’Élysée. Oh ! La bonne époque !

Mon roman va piano. À mesure que j’avance, les difficultés surgissent. Quelle lourde charrette de moellons à traîner ! Et vous vous plaignez, vous, d’un travail qui dure six mois !

J’en ai encore pour deux ans, au moins (du mien). Comment diable faites-vous pour trouver la liaison de vos idées ? C’est cela qui me retarde. Ce livre-là, d’ailleurs, me demande des recherches fastidieuses. Ainsi, lundi, j’ai été successivement au Jockey-Club, au Café Anglais et chez un avoué.

Aimez-vous la préface de Victor Hugo à Paris-Guide ? Pas trop, n’est-ce pas ? La philosophie d’Hugo me semble toujours vague.

Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons.

Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols, et j’ai entendu de jolis mots à la Prud’homme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre.

C’est la haine que l’on porte au bédouin, à l’hérétique, au philosophe, au solitaire, au poète, et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m’exaspère. Il est vrai que beaucoup de choses m’exaspèrent. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton.

Ainsi, le pal qui m’a soutenu cet hiver, c’était l’indignation que j’avais contre notre grand historien national, M. Thiers, lequel était passé à l’état de demi-dieu, et la brochure Trochu, et l’éternel Changarnier revenant sur l’eau. Dieu merci, le délire de l’Exposition nous a délivrés momentanément de ces grands hommes !