Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0878

Louis Conard (Volume 5p. 249-251).

878. À GEORGE SAND.
Croisset, mardi [27 novembre 1866].

Vous êtes seule et triste là-bas, je suis de même ici. D’où cela vient-il, les accès d’humeur noire qui vous envahissent par moments ? Cela monte comme une marée, on se sent noyé, il faut fuir. Moi, je me couche sur le dos. Je ne fais rien, et le flot passe.

Mon roman va très mal pour le quart d’heure. Ajoutez à cela des morts que j’ai apprises : celle de Cormenin (un ami de vingt-cinq ans), celle de Gavarni, et puis tout le reste ; enfin, ça se passera. Vous ne savez pas, vous, ce que c’est que de rester toute une journée la tête dans ses deux mains à pressurer sa malheureuse cervelle pour trouver un mot. L’idée coule chez vous largement, incessamment, comme un fleuve. Chez moi, c’est un mince filet d’eau. Il me faut de grands travaux d’art avant d’obtenir une cascade. Ah ! Je les aurai connues, les affres du style !

Bref, je passe ma vie à me ronger le cœur et la cervelle ; voilà le vrai fond de votre ami.

Vous lui demandez s’il pense quelquefois à « son vieux troubadour de pendule », mais je crois bien ! Et il le regrette. C’était bien gentil, nos causeries nocturnes (il y avait des moments où je me retenais pour ne pas vous bécoter comme un gros enfant). Les oreilles ont dû vous corner hier soir. Je dînais chez mon frère avec toute la famille. Il n’a guère été question que de vous, et tout le monde chantait vos louanges, si ce n’est moi, bien entendu, qui vous ai débinée le plus possible, chère maître bien-aimée.

J’ai relu, à propos de votre dernière lettre (et par une filière d’idées toute naturelle), le chapitre du père Montaigne intitulé « quelques vers de Virgile ». Ce qu’il dit de la chasteté est précisément ce que je crois.

C’est l’effort qui est beau et non l’abstinence en soi. Autrement il faudrait maudire la chair, comme les catholiques. Dieu sait où cela mène ! Donc, au risque de rabâcher et d’être un Prud’homme, je répète que votre jeune homme a tort. S’il est continent à vingt ans, ce sera un ignoble paillard à cinquante. Tout se paye ! Les grandes natures, qui sont les bonnes, sont avant tout prodigues et n’y regardent pas de si près à se dépenser. Il faut rire et pleurer, aimer, travailler, jouir et souffrir, enfin vibrer autant que possible dans toute son étendue.

Voilà, je crois, le vrai humain.