Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0818

Louis Conard (Volume 5p. 178-181).

818. AU COMTE RENÉ DE MARICOURT.
Croisset, nuit de mercredi [août ou septembre 1865].
Mon cher Confrère,

Je vous demande la permission de garder encore quelques jours votre « Veuve »[1] parce que je vais la prêter à ma mère et à ma nièce. C’est vous dire que j’ai trouvé ce livre très amusant. En effet, je l’ai lu d’une haleine.

Voici en deux mots ce que j’en pense : l’auteur est un homme naturellement plein d’esprit, d’observation et de sentiment. Mais il y a deux parties très distinctes dans ses livres, c’est-à-dire : tout un côté vrai, intense, relevé d’après nature, et un autre où il s’amuse : ce qui gâte l’effet de ses bonnes pages. L’Art ne doit pas faire joujou, bien que je sois partisan aussi entiché de la doctrine de l’art pour l’art, comprise à ma manière (bien entendu).

Ainsi, dans Veuve, tous les caractères et les descriptions sont hors ligne, et cependant on ne croit pas à l’histoire, parce que les événements ne dérivent pas fatalement des caractères. Je m’explique : on ne comprend pas pourquoi Mme Lebrun ne veut pas se marier avec Donatien. Parce qu’elle a fait un vœu ? Mais la raison du vœu n’est pas motivée !

Elle n’aimait pas assez son mari, d’une part, et de l’autre elle n’est pas assez dévote. Puisque vous avez présenté le médecin comme un philosophe, il fallait faire de votre veuve une mystique. La mort de celle-ci ne me paraît pas la conséquence naturelle de sa passion, pas plus que celle du bourgeois qui imite Jacques ; lequel Jacques est un personnage de fantaisie, entre nous. Pourquoi aussi votre curé change-t-il d’aspect sans raison ? Nous sommes habitués à voir un grotesque ; puis, tout à coup, une espèce de saint nous apparaît. Je vous demande franchement si cela est ordinaire dans la vie ? Or le roman, qui en est la forme scientifique, doit procéder par généralités et être plus logique que le hasard des choses. Bref, vous avez voulu donner une fin chrétienne à un livre commencé impartialement. De là les disparates !

Suis-je un pion assez sévère, hein ?

« Sévère, mais juste », si bien que je trouve la déclaration d’amour de Donatien un simple chef-d’œuvre. Cette page-là écrase, comme valeur et style, tout l’ouvrage. Écrase n’est pas le mot ; je veux dire domine. La description de la petite ville, M. Selvaje, les fréquents monologues que fait Donatien, et la mort de Mme Mulot surtout m’ont charmé dès les premières pages.

Pourquoi, dans le portrait de Mme de Reversière, avez-vous mis l’indicatif ? Cela arrête la narration, — et c’est dommage, car le portrait est excellent. Vous me permettrez aussi, mon cher confrère, de vous faire observer que vous ne faites pas assez attention à la proportion relative de vos parties. Ainsi l’historiette de Lodoïska et d’Yves, qui n’amène aucun fait dans votre roman, est beaucoup trop longue. M. Lebrun entendant par hasard ce qu’on dit de lui est un procédé qu’il faut laisser aux auteurs dramatiques.

Mais comme j’aime M. Lebrun ! Et vous aussi, n’est-ce pas ? Cela se sent, et c’est là ce qui fait le charme du livre. Vous avez, du reste, ce don-là : le charme ; et c’est, pour réussir, le premier de tous. Continuez donc.

Je cause avec vous, tout en feuilletant votre roman. Je vous expose mes doutes au hasard et à la hâte, comme ils viennent.

Pourquoi votre médecin : 1o  boit-il de l’eau-de-vie pour se donner du cœur, et, 2o  est-il baron ? Évidemment un médecin de campagne peut boire de l’eau-de-vie dans une pareille circonstance et être baron, mais que gagnez-vous (comme effet dramatique ou portée philosophique) à cette fantaisie ? Car enfin, cela est rare. Un opérateur ne se rassure pas avec des alcools et il existe peu de gentilshommes dans le corps médical.

Pourquoi avez-vous fait d’Hector un personnage ridicule ? Vos deux héros (qui sont chacun dans leur genre des individus supérieurs) eussent été plus grands si l’individu qui leur est sacrifié eût été moins bas. Au reste, il est assez divertissant, mais je lui préfère M. Reversière fils.

Pourquoi Mme Lebrun pense-t-elle sous forme de journal ? Vous vous donnez là, volontairement, une difficulté insurmontable, qui est de faire parler longtemps les personnages. Car presque toujours ils parlent dans le même style que l’auteur.

Je retrouve la déclaration de Donatien, que je ne saurais assez louer. Bravo ! bravissimo !

Mais comment est-il possible, après avoir écrit quatre pages d’une si grande valeur, de s’amuser à des bamboches comme les hallucinations qui suivent ? Ah ! c’est que l’auteur a voulu montrer sa malice, faire voir au lecteur qu’il avait pris du haschisch et en décrire les effets, comme il nous a décrit, très bien d’ailleurs (dans les Deux Chemins), le siège de Messine. Mais l’incendie de Troie, introduit dans votre livre, ne vaudrait pas cette seule ligne, qui m’a fait froid dans le dos : « mais laissez donc là cette tapisserie, vous voyez bien que votre main tremble ».

Tout dépend de la place, et il faut savoir enlever de son œuvre, une fois qu’elle est finie, ce qui, souvent, nous plaît le plus. Il faut aussi être indulgent pour ceux qui donnent des conseils, et recevez, comme elle est donnée, la très cordiale poignée de main de

Gustave Flaubert.

  1. Veuve ! roman paru sous ce titre dans la Revue Contemporaine, et en librairie sous celui de Donatien.