Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0801
Comme je m’ennuie, comme je suis las ! Les feuilles tombent, j’entends le glas d’une cloche, le vent est doux, énervant. J’ai des envies de m’en aller au bout du monde, c’est-à-dire vers vous, de reposer ma pauvre tête endolorie sur votre cœur et y mourir. Avez-vous jamais réfléchi à la tristesse de mon existence et à toute la volonté qu’il me faut pour vivre ? Je passe mes jours absolument seul, sans plus de compagnie qu’au fond de l’Afrique centrale. Le soir, enfin, après m’être battu les flancs, j’arrive à écrire quelques lignes qui me semblent détestables le lendemain. Il y a des gens plus gais, décidément. Je suis écrasé par les difficultés de mon livre. Ai-je vieilli ? Suis-je usé ? Je le crois. Il y a de ça au fond. Et puis ce que je fais n’est pas commode, je suis devenu timide. Depuis sept semaines j’ai écrit quinze pages et encore ne valent-elles pas grand’chose.
Comme c’est mal arrangé, le monde ! à quoi bon la laideur, la souffrance, la tristesse ? Pourquoi tous nos rêves impuissants ? Pourquoi tout ? J’ai vécu plusieurs années dans un état que j’ose qualifier d’épique, sans ressentir le moindre doute, ni la moindre fatigue. Mais à présent je suis rompu. J’aurais besoin de m’amuser beaucoup !
Comme je pense à vous et comme j’aurais envie de votre esprit et de votre grâce ! Mais les exigences de mon écrasant travail me condamnent à une séparation que je maudis. Je commence à croire que j’ai fait fausse route dans la vie, mais étais-je libre de choisir ? Heureux les bourgeois ! Et cependant je ne voudrais pas en être un. C’est l’histoire du bon Brahmine dans les contes de Voltaire.
Tant mieux si la Littérature anglaise de Taine vous intéresse. Son ouvrage est élevé et solide, bien que j’en blâme le point de départ. Il y a autre chose dans l’Art que le milieu où il s’exerce et les antécédents physiologiques de l’ouvrier. Avec ce système-là, on explique la série, le groupe, mais jamais l’individualité, le fait spécial qui fait qu’on est celui-là. Cette méthode amène forcément à ne faire aucun cas du talent. Le chef-d’œuvre n’a plus de signification que comme document historique. Voilà radicalement l’inverse de la vieille critique de La Harpe. Autrefois, on croyait que la littérature était une chose toute personnelle et que les œuvres tombaient du ciel comme des aérolithes. Maintenant, on nie toute volonté, tout absolu. La vérité est, je crois, dans l’entre-deux.