Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0749
Ta bonne lettre m’a bien touché, ma chère Laure ; elle a remué en moi des vieux sentiments toujours jeunes. Elle m’a apporté, comme sur un souffle d’air frais, toute la senteur de ma jeunesse où notre pauvre Alfred a tenu une si grande place ! Ce souvenir-là ne me quitte pas. Il n’est point de jour, et j’ose dire presque point d’heure où je ne songe à lui. Je connais, maintenant, ce qu’on est convenu d’appeler « les hommes les plus intelligents de l’époque ». Je les toise à sa mesure et les trouve médiocres en comparaison. Je n’ai ressenti auprès d’aucun d’eux l’éblouissement que ton frère me causait. Quels voyages il m’a fait faire dans le bleu, celui-là ! Et comme je l’aimais ! Je crois même que je n’ai aimé personne (homme ou femme) comme lui. J’ai eu, lorsqu’il s’est marié, un chagrin de jalousie très profond ; ç’a été une rupture, un arrachement ! Pour moi il est mort deux fois et je porte sa pensée constamment comme une amulette, comme une chose particulière et intime. Combien de fois dans les lassitudes de mon travail, au théâtre, à Paris, pendant un entr’acte, ou seul à Croisset au coin du feu, dans les longues soirées d’hiver, je me reporte vers lui, je le revois et je l’entends ! Je me rappelle, avec délices et mélancolie tout à la fois, nos interminables conversations mêlées de bouffonneries et de métaphysique, nos lectures, nos rêves et nos aspirations si hautes ! Si je vaux quelque chose, c’est sans doute à cause de cela. J’ai conservé pour ce passé un grand respect ; nous étions très beaux ; je n’ai pas voulu déchoir.
Je vous revois tous dans votre maison de la Grande-Rue, quand vous vous promeniez en plein soleil sur la terrasse, à côté de la volière. J’arrivais et le rire du « Garçon » éclatait, etc. Combien il me serait doux de causer de tout cela avec toi, ma chère Laure ! Nous avons été bien longtemps sans nous revoir.
Mais j’ai suivi de loin ton existence et participé intérieurement à des souffrances que j’ai devinées. Je t’ai « comprise » enfin. C’est un vieux mot, un mot de notre temps, de la bonne école romantique. Il exprime tout ce que je veux dire et je le garde.
Puisque tu m’as parlé de Salammbô, ton amitié apprendra avec plaisir que ma carthaginoise fait son chemin dans le monde : mon éditeur annonce pour vendredi la deuxième édition[1]. Grands et petits journaux parlent de moi. Je fais dire beaucoup de sottises. Les uns me dénigrent, les autres m’exaltent. On m’a appelé « ilote ivre », on a dit que je répandais « un air empesté », on m’a comparé à Chateaubriand et à Marmontel, on m’accuse de viser à l’institut, et une dame qui avait lu mon livre a demandé à un de mes amis si Tanit n’était pas un diable. Voilà ! Telle est la gloire littéraire. Puis on parle de vous de temps à autre, puis on vous oublie — et c’est fini.
N’importe ; j’avais fait un livre pour un nombre très restreint de lecteurs et il se trouve que le public y mord. Que le Dieu de la librairie soit béni ! J’ai été bien content de savoir qu’il te plaisait, car tu sais le cas que je fais de ton intelligence, ma chère Laure. Nous sommes non seulement des amis d’enfance, mais presque des camarades d’études. Te rappelles-tu que nous lisions les Feuilles d’automne à Fécamp, dans la petite chambre du second étage ?
Fais-moi le plaisir de m’excuser près de ta mère et de ta sœur si je ne leur ai pas envoyé un volume ; mais j’ai eu un nombre d’exemplaires fort restreint et beaucoup de cadeaux à faire. Je savais d’ailleurs Mme Le Poittevin à Étretat et je comptais sur toi comme lectrice. Embrasse tes fils de ma part et à toi, ma chère Laure, avec deux très longues poignées de main, la meilleure pensée de ton vieil ami.
- ↑ La deuxième édition de Salammbô est annoncée dans la Bibl. franç. du 10 janvier 1863.