Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0736

Louis Conard (Volume 5p. 43-44).

736. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Vichy, 29 août 1862.

Si je n’ai pas répondu à votre dernière lettre, chère mademoiselle, c’est que j’attendais toujours la conclusion de ma grosse affaire pour vous en parler. La semaine dernière seulement j’ai vendu à Michel Lévy Salammbô. Ce volume paraîtra à la fin d’octobre. Vous en aurez un des premiers exemplaires. Vous pouvez compter dessus. À qui en enverrais-je si ce n’est à vous, qui avez été si sympathique à ma première œuvre ! Je bénis la Bovary qui m’a fait vous connaître et m’a mis en relation avec un esprit, un cœur tel que le vôtre.

Je suis venu ici à Vichy pour la santé de ma mère. À la fin de la semaine prochaine, je retourne à Paris et je ne reviendrai à Croisset que vers le mois de mai ou de juin. Vous pouvez donc m’adresser vos lettres boulevard du Temple.

Vous êtes-vous enfin déterminée à quelque chose d’énergique, à un voyage, à un séjour à Paris ? Sortez donc du milieu funeste où vous vous rongez l’âme. Vivre attaché au même endroit ne vaut rien ni pour le corps, ni pour l’esprit. Nous sommes tous nés nomades. On ne manque point à ses origines impunément.

Il n’y a pas longtemps que nous étions des barbares !

En revoyant de loin des montagnes, mon vieux sang de voyageur a bondi dans mes veines. La vue du puy de Dôme me fait penser au Liban et au Taurus que je parcourais à cheval il y a onze ans. Pourquoi, parmi vos lectures, ne lisez-vous pas plus de voyages ? Cela ouvre l’imagination délicieusement, on vagabonde au coin de son feu. J’ai retrouvé ici un médecin que j’avais connu au Caire il y a douze ans. Nous causons du Nil au bord de l’Allier. Comme c’est loin, tout cela ! Comme tout change ! Mais ce qui ne change pas, c’est mon affection pour vous.

Allons, à bientôt ; bon courage et croyez-moi toujours

Votre très affectionné.