Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0727

Louis Conard (Volume 5p. 32-33).

727. À MADAME JULES SANDEAU.
Croisset, lundi [14 juillet 1862].

Vous devez être bien contente, maintenant que vous avez votre cher fils. Aussi, ne me suis-je pas trop pressé de vous répondre. Sa compagnie doit vous tenir lieu de tout plaisir, en admettant que vous en ayez un peu à lire mes tristes lettres.

Je suis comme le temps, sombre et sans soleil. Maintenant que je n’ai plus de travail suivi, je ne sais que devenir. Je rêvasse et je patauge au milieu d’un tas de plans et d’idées. La moindre chose que j’entrevois me semble impossible ou inepte. J’avais pris un sujet antique pour me faire passer le dégoût que m’avait inspiré la Bovary. Pas du tout ! Les choses modernes me répugnent tout autant ! L’idée de peindre des bourgeois me fait d’avance mal au cœur. Si j’avais dix ans de moins (et quelque argent de plus) j’irais en Perse ou aux Indes, par terre, pour écrire l’histoire de Cambyse ou bien celle d’Alexandre. Voilà au moins des milieux qui vous montent le bourrichon. Mais s’exalter sur des messieurs ou des dames, je n’en ai plus la force. Je lis de droite et de gauche, je dors beaucoup, je m’ennuie considérablement, et je ne trouve rien. Tel est mon état.

Vous verrez probablement un de ces jours Bouilhet. Il vous expliquera sa conduite envers Madame Plessy[1] et comment il n’a pu, jusqu’à présent, rien faire à cet endroit. Tâchez de les réconcilier et d’arranger les choses. Je regarderais comme déplorable, pour la pièce de Bouilhet, que Madame Plessy n’eût pas le rôle de la duchesse.

Mais notre ami Bouilhet (entre nous — je dis entre nous, car ce reproche mérité le révolte) est d’une lourdeur, d’une négligence, d’une maladresse, d’une veulerie insigne dans toutes les choses de ce monde. Il a besoin, dans son intérêt, qu’on le surveille et qu’on le pousse. Et encore !

Du Camp m’a écrit de Naples, deux fois, de vous envoyer mille bons souvenirs. Il est maintenant à Bade.

Je ne sais encore si j’irai à Vichy au mois d’août.

En tout cas, nous nous reverrons au milieu de septembre.

Adieu. Bonne humeur et bonne santé. Je vous baise les mains bien tendrement.


  1. Mme Arnould Plessy, de la Comédie-Française.