Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0682

Louis Conard (Volume 4p. 432-433).

682. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, mercredi soir 
[deuxième quinzaine de juin 1861.]

Tu ne me parais pas te réjouir infiniment, mon vieux Feydeau ? et je le conçois ! l’existence n’étant tolérable que dans le délire littéraire. Mais le délire a des intermittences ; et c’est alors que l’on s’embête.

J’applaudis à ton idée de faire une pièce après ton livre sur Alger. Pourquoi veux-tu l’écrire dans des « tons doux » ? Soyons féroces, au contraire ! Versons de l’eau-de-vie sur ce siècle d’eau sucrée. Noyons le bourgeois dans un grog à XI mille degrés et que la gueule lui en brûle, qu’il en rugisse de douleur ! C’est peut-être un moyen de l’émoustiller ? On ne gagne rien à faire des concessions, à s’émonder, à se dulcifier, à vouloir plaire en un mot. Tu auras beau t’y prendre, mon bonhomme, tu révolteras toujours. Dieu merci pour toi !

Au reste, puisque tu as ton idée, exécute-la. Mais sois sûr que ce qui a choqué ces messieurs dans ta dernière œuvre théâtrale est précisément ce qu’elle comportait de bon et de particulier. Tous les angles sont blessants. Fais des boules de suif ou des tartines de beurre fondu et on les gobera en s’écriant : « Quelle douceur ! »

Quant à moi, après avoir passé sept jours à Trouville, je suis rentré ici vendredi soir et je retravaille avec plus d’acharnement que de succès, étant maintenant dans un passage atroce, un endroit de troisième plan et qui, même réussi dans la perfection, ne peut être que d’un médiocre effet. Et s’il est raté, c’est à jeter le livre par la fenêtre. Après quoi, j’aurai encore deux grands chapitres de la conclusion. Je ne pense pas avoir fini avant la fin de cette année. Mais dussé-je y être encore dix ans, je ne rentrerai à Paris qu’avec Salammbô terminée ! C’est un serment que je me suis fait. Voilà, vieux, tout ce que j’ai à te dire.

Il fait très chaud. Je braille en chemise, au clair de lune, mes fenêtres ouvertes. Ma mère reçoit une série de vieilles femmes ou dames peu excitantes et Narcisse se bourre de Sylvie. Que devient-elle cette Sylvie ?

Fais mes amitiés à Sainte-Beuve. Je l’ai peu vu cet hiver. Souhaite bon voyage pour moi au Théo. Combien reste-t-il de temps chez les Scythes ?

Adieu, je t’embrasse, Bonne pioche.