Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0662

Louis Conard (Volume 4p. 404-405).

662. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset, début d’octobre 1860].

Si je t’ai agacé en te rabâchant Tuggurt, c’est que j’ai vu de nombreux dessins sur ce pays, qui m’ont tellement toqué, que j’avais fort envie d’y aller moi-même, étant à Constantine. Voilà. Mille excuses et n’en parlons plus.

Mais je te ferai observer qu’il n’y a pas moyen de s’y reconnaître et que je mérite de l’indulgence. Tu pars en me disant que tu vas faire un grand voyage dans toute l’Afrique française, etc. Puis, ça se borne à la province d’Alger. D’abord tu voulais faire un roman, puis ç’a été un voyage. Puis, ce r’est un roman. Je réponds toujours à des idées que tu n’as plus, tel est le vrai. Ou peut-être deviens-je idiot ? Ce qui serait possible. Je fais tout ce qu’il faut pour cela par la manière dont je vis.

N’importe. J’embrasserai ta vieille trombine avec moult satisfaction. Je pense être à Paris vers le 10 novembre. J’ai bien des choses d’ici là que je voudrais avoir expédiées.

Aucune nouvelle. Je me réjouis, je me délecte, je m’enivre avec la littérature ecclésiastique. As-tu lu la dernière publication de N. S. P. où il fulmine contre les littératures obscènes et les maisons de débauche ? Est-ce beau ! Depuis longtemps je ne m’étais repassé par le bec un morceau de si haut goût, mes lectures alternant entre la Mischna, Sozomène, Cedrenus, etc. Mais j’ai bientôt fini, dieu merci ! Je crois que mon éternel bouquinage va cesser. Quant à la copie, j’écris les trois dernières pages du ixe chapitre. Après quoi j’entre dans les endroits où mon héros entre dans mon héroïne.

Voilà, mon bon vieux. J’ai été seul tous ces derniers temps, ma mère et sa petite-fille se promenant au dehors. Mon frère est pris d’une rage pour la chasse et je reste, comme Job sur son fumier, à gratter ma vermine, à retourner mes phrases. Je fume pipes sur pipes. Je regarde mon feu brûler. Je gueule comme un énergumène, je bois des potées d’eau, je me désole tous les matins et je m’enthousiasme tous les soirs. Puis je me console, et cela recommence.

Bonne traversée, je t’embrasse,