Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0632

Louis Conard (Volume 4p. 362-363).

632. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[1859-1860 ? ]

[…] Votre lettre de ce matin m’a fait longuement réfléchir. J’aime mieux ces cris vrais que des efforts pour rire et plaisanter ; car vous ignorez complètement ce que c’est que la joie. Cette énergie, ce don naturel vous manque. Pleurez donc en liberté sur le cœur de votre ami, il tâchera d’essuyer vos larmes, quoique vos injustices le blessent. Vous ne me connaissez pas, dites-vous, pas plus qu’une langue dont on écrit à peine quelques mots ? Et pourtant, que vous ai-je caché ? Il me semble que je suis naturellement ouvert. Rien n’est moins compliqué que mon esprit. Mais le monde et le catholicisme vous ont gâtée. Vous êtes pleine de sophismes et de sentiments troubles qui vous empêchent de voir le Vrai. Le bon Dieu vous avait faite meilleure et c’est à cause de cela que je vous aime, car vous avez dû horriblement souffrir, et vous souffrez encore, pauvre chère amie ! J’ai la présomption de vous connaître, moi. Or, j’entrevois dans votre vie et dans votre âme des abîmes d’ennui et de misères, une solitude, un Sahara éternel que vous parcourez incessamment. Je ne connais personne d’aussi profondément sceptique que vous et vous vous torturez dans tous les sens pour essayer de croire. Je vous irrite horriblement, et c’est peut-être pour cela que vous tenez à moi. Je vous reproche de m’avoir traité comme tout le monde quand je vous aimais comme personne ne vous aimera.

[…] Il est si facile pourtant d’avoir la foi du charbonnier, d’admirer ce qui est admirable, de rire à ce qui est drôle, d’exécrer le laid, le faux, l’obscur, d’être humain en un mot, je ne dis pas humanitaire, de lire l’histoire et de se chauffer au soleil ! Il faut si peu de chose pour remplir une âme humaine ! J’entends d’avance l’objection ; je vois arriver la série de ceux qui ont chanté l’insuffisance de la vie terrestre, le néant de la science, la débilité naturelle des affections humaines. Mais êtes-vous bien sûre de connaître la vie ? Avez-vous été jusqu’au fond de la science ? N’êtes-vous pas trop faible pour la passion ? N’accusons pas l’alcool, mais notre estomac ou notre intempérance. Qui donc parmi nous s’efforce constamment et sans espoir de récompense, sans intérêt personnel, sans attente de profit, de se rapprocher de Dieu ? Qui est-ce qui travaille pour être plus grand et meilleur, pour aimer plus fort, pour sentir d’une façon plus intense, pour comprendre davantage ?…