Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0623

Louis Conard (Volume 4p. 343-345).

623. À ERNEST FEYDEAU.
Samedi soir [du 12 au 15 novembre 1859].

Tu m’as l’air d’un homme, puisque tu t’es remis à travailler ! et que dans son malheur ton esprit rue au lieu de geindre. Sois persuadé que te t’apprécie, et je crois que peu de messieurs mèneraient, comme tu le fais, une double existence. Nous en avons souvent causé avec le père Sainte-Beuve.

Continue, mon pauvre vieux ! acharne-toi sur une idée ! ces femmes-là au moins ne meurent pas et ne trompent pas !

Veux-tu te distraire ? Fais-moi (ou plutôt fais-toi) le plaisir d’acheter Lui, roman contemporain par Mme Louise Colet. Tu y reconnaîtras ton ami arrangé d’une belle façon. Mais pour comprendre entièrement l’histoire et surtout l’auteur, procure-toi d’abord : 1o  la Servante, poème (où le gars Musset est aussi éreinté qu’il est exalté dans Lui) et 2o  Une histoire de soldat, roman dont je suis le principal personnage. Tu n’imagines pas ce que c’est comme canaillerie. Mais quel piètre coco que le sieur Musset ! Ce livre (Lui), fait pour le réhabiliter, le démode encore plus que Elle et Lui !

Quant à moi j’en ressors blanc comme neige, mais comme un homme insensible, avare, en somme un sombre imbécile. Voilà ce que c’est que d’avoir coïté avec des Muses ! J’ai ri à m’en rompre les côtes. Si le Figaro savait ce que je possède dans mes cartons, il m’offrirait des sommes exorbitantes ! C’est triste à penser.

Quelle drôle de chose que de mettre ainsi la littérature au service de ses passions, et quelles tristes œuvres cela fait faire, sous tous les rapports !

J’ai savouré le Cuvillier-Fleury[1]. L’article ne manque pas de mauvaise foi ; mais je trouve qu’il est simplement bête. Il ne t’éreinte pas assez. Peut-être le Cuvillier t’admire-t-il, au fond ? Je te plains, alors !

Est-ce que notre ami Turgan tourne au catholicisme ? Il m’a envoyé un article de lui, très orthodoxe. Dans ce même numéro de la Revue Européenne, j’ai lu un éreintement de Renan qui m’a indigné[2]. Dans quelle m… nous pataugeons, mon Dieu !

C’est en haine de tout cela, pour fuir toutes les turpitudes qu’on fait, qu’on dit et qu’on pense, que je me réfugie en désespéré dans les choses anciennes. Je me fiche une bosse d’antiquité comme d’autres se gorgent de vin. Carthage ne va pas trop mal, bien que lentement. Mais au moins je vois, maintenant. Il me semble que je vais atteindre à la Réalité. Quant à l’exécution, c’est à en devenir fou !

Dans ce livre de la mère Colet il y a des choses atroces d’intention. Ainsi elle fait tout ce qu’elle peut pour me brouiller avec Sainte-Beuve, etc. Ah ! c’est bien joli ! Mais garde tout cela pour toi, car tout ce que je souhaite c’est de ne plus en entendre parler. D’ailleurs j’ai pour principe qu’il ne faut jamais rien répondre. Les œuvres, voilà tout. Qu’importe le Nous, le Moi et surtout le Je ?

Je suis curieux de savoir si Théo est revenu chez toi. Il me semble que si j’avais été à Paris, tout cela ne serait pas arrivé.

Est-ce que tu vois souvent la Présidente[3] ? C’est une excellente et surtout saine créature.

Ma mère termine ses préparatifs. Tu la verras dans le milieu de la semaine prochaine. Merci de ton Athénée.

Allons, mon pauvre vieux, adieu ! que veux-tu que je te dise ? que je t’aime et t’embrasse.

Il se publie dans le Constitutionnel un roman-feuilleton où l’héroïne m’accuse sérieusement (c’est l’auteur qui parle par sa bouche) d’écrire en vue de l’argent. Sens-tu la profondeur du reproche ?


  1. Journal des Débats, 29 octobre 1859, sur Daniel.
  2. Revue européenne du 15 octobre : article de Turgan sur Le Sanctuaire catholique de Bétharam, et de L. Benloew, sur M. Renan et son rôle dans la science contemporaine.
  3. Mme Sabatier, la maîtresse en titre du banquier Mosselmann, l’amie de Baudelaire et le modèle célèbre du marbre de Clésinger, Femme piquée par un serpent.