Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0594

Louis Conard (Volume 4p. 286-287).

594. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, dimanche [19 décembre 1858].

Je commençais à m’embêter de n’avoir pas de nouvelles de ta femme et j’allais t’écrire aujourd’hui. Tant mieux si la maladie traîne. Cela est signe que ce n’est pas très grave. M. Cloquet a également dit à ma mère qu’il trouvait de l’amélioration. Elle a dû aller chez toi hier. Tiens-moi au courant de tout ce qui arrive en bien ou en mal.

Mille compliments, mon cher monsieur, de la manière dont tu as vendu Daniel[1]. Que ne suis-je aussi habile ! La littérature, jusqu’à présent, m’a coûté 200 francs. Voilà les gains, et au train dont je vais, il est peu probable que j’en fasse d’autres.

Tu me demandes ce que je deviens ? Voici : je me lève à midi et me couche entre 3 et 4 heures du matin. Je m’endors vers 5. À peine si je vois la lumière des cieux. Chose odieuse en hiver. Aussi je ne sais plus distinguer les jours de la semaine, ni le jour d’avec la nuit. Je vis d’une façon farouche et extravagante qui me plaît fort, sans un événement, sans un bruit. C’est le néant objectif, complet. Et je ne travaille pas trop mal, pour moi du moins. Depuis dix-huit jours j’ai écrit dix pages, lu en entier la Retraite des Dix Mille, et analysé six traités de Plutarque (sic), le grand hymne à Cérès (dans les Poésies homériques en grec), de plus l’Encomium moriae d’Érasme, et Tabarin le soir, ou plutôt le matin, dans mon lit, pour me divertir. Voilà. Et dans deux jours j’entame le chapitre iii. Ce qui ferait le chapitre iv si je garde la préface ; mais non, pas de préface, pas d’explication. Le chapitre ier m’a occupé deux mois cet été. Je ne balance pas néanmoins à le f… au feu, quoique en soi il me plaise fort.

Je suis dans une venette atroce parce que je vais répéter comme effet, dans le chapitre iii, ce qui a été dit dans le chapitre ii. Des malins emploieraient des ficelles pour escamoter la difficulté. Je vais lourdement m’épater tout au milieu, comme un bœuf. Tel est mon système. Mais je vais suer par exemple ! Et me désespérer dans la confection dudit passage ! Sérieusement, je crois que jamais on n’a entrepris un sujet aussi difficile de style. À chaque ligne, à chaque mot, la langue me manque et l’insuffisance du vocabulaire est telle, que je suis forcé à changer les détails très souvent. J’y crèverai, mon vieux, j’y crèverai. N’importe, ça commence à m’amuser bougrement.

Enfin l’érection est arrivée, monsieur, à force de me fouetter et de me manustirper. Espérons qu’il y aura fête.

Je me précipiterai sur le Daniel et te le renverrai le plus promptement possible. J’emploierai à cet examen toute ma critique, n’aie pas peur. Préviens-moi, afin que j’envoie chercher le paquet à Rouen.

Mille tendresses.


  1. Baudelaire écrit le 30 décembre 1858 : « Colonne vient de payer 10 000 francs le roman nouveau de Feydeau, quinze feuilles. J’ai fait explosion, mais il paraît que c’est une spéculation. » On sait, d’autre part, que Michel Lévy avait acheté à Flaubert, pour la somme de cinq cents francs, le droit de vendre Madame Bovary pendant cinq années.