Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0590

Louis Conard (Volume 4p. 280-281).

590. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
[Rouen, 31 octobre 1858.]

Vous devez me croire mort, chère Demoiselle. J’ai été, il est vrai, si souffrant tous ces temps-ci, que je remettais de jour en jour à vous écrire. La maladie noire m’avait repris ; j’éprouvais des maux d’estomac atroces qui m’ôtaient toute énergie ; c’est ce maudit Carthage qui en était cause. Enfin, à force d’y songer et de me désespérer, je commence à entrevoir le vrai, et j’ai maintenant bon espoir, jusqu’à un découragement nouveau. Personne, depuis qu’il existe des plumes, n’a tant souffert que moi par elles. Quels poignards ! Et comme on se laboure le cœur avec ces petits outils-là !

J’ai eu une fausse joie. J’avais cru que Charles-Edmond, le directeur du feuilleton de la Presse, nommé bibliothécaire du ministère de l’Algérie, était sorti du journal ; je me regardais comme dégagé de ma parole, et la publication indéfiniment ajournée ; car l’idée de l’impression m’est odieuse et me paralyse. Pour que je travaille bien, il faut que personne ne me regarde ; du moment que je pense au public, je suis perdu. La littérature m’a amusé, m’a charmé, tant que j’en ai fait pour moi seul.

Je m’en vais à Paris à la fin de cette semaine pour la pièce de mon ami Bouilhet, Hélène Peyron. J’y resterai une quinzaine ; je m’occuperai de votre légende ; mais je suis sûr, à peu près, qu’on la refusera. Je vous dis franchement les choses, parce que ce genre-là (comprenez-vous) est vieux et que la chose en elle-même n’a rien de bien neuf. Enfin je ferai tout mon possible.

Vous ignorez complètement la presse parisienne, si vous croyez qu’on y fait ce qu’on veut et qu’on y écoute quelqu’un. On a des amis très dévoués, tant qu’on ne leur demande rien du tout, voilà. Depuis un an je sollicite, à la Presse, l’insertion d’un chef-d’œuvre (il n’est pas de moi), une chose extrêmement originale intitulée le Cœur à droite[1]. On me leurra de belles paroles, mais je suis convaincu que jamais aucun journal ne l’imprimera. Qu’y voulez-vous faire ? Tout cela est trouvé très bien par certaines gens.

Parlez-moi de vous ; moi, j’ai été dans des états déplorables, physiquement, moralement et intellectuellement parlant. À quoi bon vous ennuyer avec le récit de tout cela ? Chacun a sa croix ; il est inutile d’en surcharger les autres ; mais quelle chose incomplète que la vie ! Et pourtant quelle complication ! Je passe alternativement par de grands abattements et par de grands enthousiasmes ; cela est une double folie. Rien ne vaut la peine d’être triste ni d’être joyeux.

Adieu ; mille cordialités et croyez-moi tout à vous.


  1. De Louis Bouilhet.