Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0585

Louis Conard (Volume 4p. 270-272).

585. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Croisset, 11 juillet [1858].

J’ai trouvé en arrivant ici votre dernière lettre, chère correspondante. Vous me demandez des consolations ; ne vous ai-je pas assez rabâché les mêmes choses. Travaillez excessivement à un travail dur et long. Tout amuse quand on y met de la persévérance : l’homme qui apprendrait par cœur un dictionnaire finirait par y trouver du plaisir ; et puis voyagez, quittez tout, imitez les oiseaux. C’est une des tristesses de la civilisation que d’habiter dans des maisons. Je crois que nous sommes faits pour nous endormir sur le dos en regardant les étoiles. Dans quelques années, l’humanité (par le développement nouveau de locomotion) va revenir à son état nomade. On voyagera d’un bout du monde à l’autre, comme on faisait autrefois, de la prairie à la montagne : cela remettra du calme dans les esprits et de l’air dans les poumons.

Enfin, mon conseil permanent est celui-ci : voulez !

En avez-vous essayé ? Prenez donc un parti ! Ne soyez pas lâche envers vous ! Mais non, vous caressez votre douleur comme un petit enfant chéri que l’on allaite et qui vous mord la mamelle.

J’ai passé par là et j’ai manqué en mourir. Je suis un grand docteur en mélancolie. Vous pouvez me croire. Encore maintenant j’ai mes jours d’affaissement et même de désespérance. Mais je me secoue comme un homme mouillé et je m’approche de mon art qui me réchauffe. Faites comme moi, lisez, écrivez et surtout ne pensez pas à votre guenille.

Si je vous parle tant de volonté, c’est que je suis sûr que cela seul vous manque. Ayez un idéal de vous-même et conformez-y votre personne.

J’ai songé à vous quelquefois, là-bas, sur la plage d’Afrique, où je me suis diverti dans un tas de songeries historiques et dans la méditation du livre que je vais faire. J’ai bien humé le vent, bien contemplé le ciel, les montagnes et les flots. J’en avais besoin ! J’étouffais, depuis six ans que je suis revenu d’Orient.

J’ai visité à fond la campagne de Tunis et les ruines de Carthage, j’ai traversé la Régence de l’est à l’ouest pour rentrer en Algérie par la frontière de Kheff, et j’ai traversé la partie Orientale de la province de Constantine jusqu’à Philippeville, où je me suis rembarqué. J’ai toujours été seul, bien portant, à cheval, et d’humeur gaie.

Et maintenant, tout ce que j’avais fait de mon roman est à refaire ; je m’étais complètement trompé. Ainsi, voilà un peu plus d’un an que cette idée m’a pris. J’y ai travaillé depuis presque sans relâche et j’en suis encore au début. C’est quelque chose de lourd à exécuter, je vous en réponds ! Pour moi du moins. Il est vrai que mes prétentions ne sont pas médiocres ! Je suis las des choses laides et des vilains milieux. La Bovary m’a dégoûté pour longtemps des mœurs bourgeoises. Je vais, pendant quelques années peut-être, vivre dans un sujet splendide et loin du monde moderne dont j’ai plein le dos. Ce que j’entreprends est insensé et n’aura aucun succès dans le public. N’importe ! Il faut écrire pour soi, avant tout. C’est la seule chance de faire beau.

Vous devriez (si aucun sujet ne vous vient) écrire vos mémoires. Nous reparlerons de cela. Il me semble que dans une de mes dernières lettres je vous avais indiqué plusieurs lectures. Les avez-vous faites ?

Adieu, à bientôt. Je vous serre les mains bien cordialement et je vous baise au front.