Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0563

Louis Conard (Volume 4p. 235-236).

563. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, mardi soir, 25 [24] novembre 1857.
Ma chère petite Caroline,

J’ai beaucoup de compliments à t’adresser. Il n’y avait pas dans ta dernière lettre une seule faute d’orthographe, et je l’ai trouvée rédigée comme par un notaire. Écris-m’en toujours de pareilles, tu me feras grand plaisir.

Comment vas-tu, mon pauvre loulou ? Qu’il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ! Mes joues, depuis que tu n’es plus là, augmentent et durcissent, car elles n’ont plus personne pour les pétrir et les amollir à force de bécots.

Je ne manquerais pourtant pas d’occasions si je voulais, car M. Huault[1] est, depuis que vous êtes parties, venu deux fois. La dernière était hier, il est arrivé à 11 heures du matin, dans l’intention de passer toute la journée ; il venait exprès « pour me distraire ». On lui a dit que j’étais à Paris, alors il s’est rabattu sur Baptiste[2] qui ne lui a pas même offert un verre de cidre. Il est parti à jeun et, je crois, peu content de l’hospitalité.

Il s’est beaucoup informé de toi.

Je n’ai vu aucune de tes amies, ni ces demoiselles Raymond, ni Palmyre, ni Hortense[3]. Mais je sais qu’elles vont bien.

Mme Phipharo[4], qui s’obstine à rester sous les arbres, est un peu enrhumée à cause des feuilles jaunes qui lui tombent sur la tête : elle toussotte, je crains pour sa poitrine. On n’a pas retiré les inscriptions sur papier bleu que tu avais mises au coin des allées, et, quand je me promène après mon déjeuner, je vois la rue Verte sous le figuier et les Champs-Élysées contre le mur du père Defodon[5].

Le père Jean[6] a demandé à Narcisse de lui donner un bouquet de fleurs pour en faire cadeau aux commis de la barrière, afin de s’attirer leur bienveillance. Narcisse, qui déteste l’autorité, a refusé.

Il prétend que Julie[7] lui fait perdre la tête : elle se fait tant servir qu’il en deviendra fou. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’autre jour, pour partir par le bateau à 9 heures, elle l’avait réveillé dès 5 pour lui faire son café au lait et surveiller le passage de la vapeur…

Tu diras à ta bonne maman que dans ma prochaine lettre je lui parlerai du ménage.

Te conduis-tu bien ? es-tu bonne et obéissante ?

Adieu, mon Pauvre Carolo, embrasse bien ta grand’mère pour moi et embrasse-toi toi-même de ma part.

Ton vieux bonhomme d’oncle.

  1. M. Huault, commensal de la famille, fort indiscret et dont on redoutait les visites.
  2. Baptiste, fermier de Mme Flaubert.
  3. Petites villageoises, amies de Caroline.
  4. Mme Phipharo, poupée de sa nièce.
  5. Defodon, un voisin.
  6. Le père Jean, conducteur d’une petite voiture qu’on nommait la Gondole et qui faisait le service entre Croisset et Rouen.
  7. La vieille servante de Mme Flaubert qui avait élevé Flaubert et sa sœur.